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vendredi 26 octobre 2018

LES RACINES DU CIEL


LES RACINES DU CIEL, ROMAIN GARY (1956)



 Cela se passe au temps de l’Afrique Equatoriale Française, au Tchad, sur les chemins de brousse du pays Oulé, à Fort Lamy et autour du Lac Kuru. 

Impossible de résumer ce roman où tellement de points de vue s’entrecroisent, où tant de personnages racontent une version de ce qu'ils savent ou croient savoir.
Les hommes et les femmes du roman sortent d'épreuves liées à la seconde guerre mondiale, ce sont des survivants qui adoptent une attitude distante, un héroïsme ironique vis-à-vis de l’existence. Ils sont la grande force de cette fiction: on a le sentiment qu’ils ont vraiment existé, que Romain Gary a transformé des personnes réelles en personnages de roman. 

Au commencement, dans la brousse, le jésuite Père Tassin et St Denis cheminent et échangent leurs informations. St Denis raconte la légende de Morel, figure centrale du roman, un petit homme buté, plein de naïveté qui pense que l’inscription dans la Constitution va permettre de sauver les éléphants. C’est un Français toqué qui s’est engagé à faire cesser le massacre pour le trafic d’ivoire, grâce à une pétition et d’autres documents de papier qu’il transporte dans sa vieille serviette en cuir. Il réussit, on ne sait comment, à déjouer toutes les poursuites. 

Pourquoi les éléphants sont-ils si importants aux yeux de Morel ? Pendant la Deuxième guerre mondiale, prisonnier dans un stalag allemand, lui et ses compagnons vont tenir grâce à des éléphants imaginaires dont ils se racontent entre eux les galops sous le ciel d’Afrique. L’ironie du destin voudra que Morel retrouve un de ses compagnons d’infortune en Afrique dans un mauvais rôle. 

En 2018, cela va de soi de protéger les éléphants d’Afrique, espèce en voie de disparition. Mais pas dans les années 50. Pour les Africains, l’animal est une source précieuse de protéines et un moyen de prouver sa valeur guerrière. Pour les chasseurs français, c’est un trophée de chasse et on s’enorgueillit du nombre d’animaux tués. Pour d'autres, c'est un moyen de gagner de l'argent grâce à l'ivoire. 
Autant dire que des viandards comme Orsini (« ce n’est pas la faute du putois s’il sent mauvais ») ou De Vries veulent la peau de Morel. Et cela finira mal pour eux...

Mais Morel va aller plus loin qu’une simple pétition et commencer à attaquer les chasseurs et autres trafiquants ...
Son combat va devenir populaire grâce aux reportages de la presse et notamment Ornano, un journaliste américain venu chasser et qui prendra parti pour le Français malgré une balle dans le cul. Mais les autorités françaises veulent mettre la main sur Morel, autant pour le juger que pour le protéger. D’autres lui prêtent des intentions cachées, il serait un agent du Deuxième Bureau, chargé de détourner l’attention. Quand à l’Africain Waitiri, le plus français des Tchadiens, qui a été député en France, il aide Morel tant que celui-ci ne lui fait pas trop d’ombre. Mais il est prêt à le trahir dès que le combat de Morel occulte le sien, qui vise à émanciper l’Afrique de ces hommes blancs qui l’infantilisent. 

Morel attire aussi la sympathie. Là où il passe, on ne s’oppose pas à lui. Le cas le plus emblématique est De Haas, qui a fait sa fortune en exportant les éléphants dans les zoos occidentaux. Morel lui loge une balle dans les fesses à lui aussi « Je l’ai mérité » dira-t-il. 

Morel fédère une bande de fidèles autour de lui. 
Idriss, le pisteur que tout le monde croit mort, qui permet au Français d’échapper aux patrouilles. Korotoro, le fidèle garde du corps. Youssef, au rôle ambigu. 
Il y a Peer Gwynt, le vieux  naturaliste danois, un râleur, un emmerdeur, conservé par la méchanceté, qui administrera calmement une fessée à la femme d’un expatrié qui collectionne les trophées dans sa salle à manger. Et Forsythe, le traître que son compagnonnage avec Morel va réhabiliter aux yeux de l’opinion américaine.  

Et puis Minna, la blonde allemande qui veut être vue au-delà de son physique, elle a eu un passé traumatisant. Après les soldats russes à Berlin, le strip tease en Tunisie, elle a échoué dans un bar à Fort Lamy. Là, elle peut méditer en regardant les milliers d’oiseaux d’Afrique au lever du soleil ou sentir le mufle chaud d’une antilope apprivoisée dans la paume de sa main. Morel donne un sens à sa vie puisqu’elle le rejoint avec des munitions dans la clandestinité. Et elle restera avec lui jusqu’aux limites de ses forces. 

Au fur à mesure, on voit que Morel "l’esperado" , figure de la résistance devient un symbole qui donne de l’espoir et une bouffée de liberté à des gens à travers le monde.

Au dernier tiers du roman, le photographe Abe Field tient une place déterminante dans le destin de Morel. Il fait une arrivée fracassante dans un avion qui se crashe et va vivre avec Morel et ses compagnons autour du Lac Kuru où la faune essaie désespérément de trouver l’eau dans un pays frappé par une terrible sécheresse. 
On pense à Robert Capa comme modèle de Abe Field. C’est par son regard que nous verrons la dernière marche de Morel. L’homme va s’enfoncer dans la brousse et rejoindre sa légende. 

samedi 6 octobre 2018

Willy Ronis par Willy Ronis


 PHOTOGRAPHIE

Adresse: 121, rue de Ménilmontant 75020. Métro Gambetta ligne 3/3 bis ou Ménilmontant (plus loin et plus pentu) Ligne 2. 

Une exposition c’est l’occasion de découvrir un lieu. Je descends à la station Ménilmontant ligne 2 du Métro et je monte jusqu’au Pavillon Carré de Baudoin, 20ème arrondissement. Il est attenant à un petit square. 

Sur la porte les horaires et un diagramme de la fréquentation sont affichés. L’entrée est gratuite. Du fait de son succès, l’expo a été prolongée jusqu’au 2 janvier 2019.  


Au rez-de-chaussée, une grande pièce est dédiée à Belleville-Ménilmontant, ce sont les photos qui ont fait connaître Willy Ronis en 1954. Avec Gamins de Belleville sous l’escalier de la rue Vilin, on voit tout l’oeil et l’art de la composition de Willy Ronis, un cadrage vertical, la rue au-dessus et, sous les escaliers des enfants qui jouent. 

À coté des photos, des petits textes retracent la genèse de celles-ci. Pas toutes mais les plus emblématiques. Et c’est toujours passionnant. 

Nous voyons une jeune femme sur un pas de porte, on lit la crainte sur son visage et Willy Ronis avoue que c’est une photo volée et s’interroge sur le bien ou le mal de faire ça, pouvait-elle se douter qu’elle se retrouverait exposée.  Une autre époque, où la photographie était rare et chère. Où le résultat était aléatoire. «Sauf rares exceptions, je ne mets pas en scène. Je négocie l’aléatoire» dit Ronis , écrit en grand sur un mur. 

Et ces amoureux en haut de la colonne de juillet, qui laissent faire le photographe , discrètement, par une sorte d’entente tacite, ont-ils su qu’ils étaient sur une des images les plus célèbres du monde, avec un Paris charbonneux en panoramique de légende. C’est ça qui fascine dans cette expo: toutes les histoires qu’on peut se raconter en y repensant….( Les amoureux de la Bastille, 1957)

Le grand format des reproductions exposées permet de "lire" les photos avec attention. Nous sommes à hauteur de femme et d'homme, on peut revenir sur ses pas et remarquer les détails. Ce sont ces enfants qui jouent au premier plan, sous l’escalier, dans la péniche. C’est ce cavalier indistinct qui semble attendre ces trois pingouins au bout d’une allée. Ce sont les travailleuses autour de la syndicaliste Rose Zehner qui regardent l’irruption du photographe (Quarante cinq ans plus tard, la photo est redécouverte par Ronis, il rencontre Rose Zehner, elle lui confiera l'avoir pris pour un flic...). C’est ce murmure qu’on imagine de l’homme dans les cheveux de la femme au-dessus de Paris après la pluie ( Les amoureux de la Bastille, 1957)

C’est le mot TABAC ou FRITES au-dessus des visages souriants des jeunes vendeuses. C'est la peinture écaillée sous le visage de ce mineur silicosé. 

Quand on lit Simenon ou Léo Malet, on peut superposer ces images du Paris populaire.

Dans un film d’environ 15 minutes, le photographe, 95 ans en 2005, parle de sa carrière avec une vivacité et une mémoire qui font plaisir à voir. Même si il a arrêté la photo depuis 2001, car se déplacer avec une canne et son appareil photo devenait trop difficile. 

AU COMMENCEMENT
Revenons au rez-de-chaussée. Les débuts de Ronis. Son père était un photographe de quartier. Mais la première passion du jeune Willy est la musique, on le voit en photo avec son violon. Son père lui dit qu’il est gravement malade et qu’il a besoin de lui à son atelier. Ronis se souvient de son père, endormi, en bras de chemise, sur la table, car il avait corrigé des épreuves toute la nuit. Il adorait son père, qui était aussi sa mère, car la sienne ne l’a jamais aimé. 

Mais son père meurt en 1936. Willy Ronis abandonne l’atelier. «Je suis parti, comme ça, sans rien emporter, en laissant tout le matériel aux créanciers ».

En 1937, il achète son premier Rolleiflex. Premier reportage publié dans Plaisir de France. Se lie d’amitié avec Capa et Chim. 

En 1938, son reportage sur les conflits sociaux chez Renault donne le ton d’une carrière de photographe engagé qui s’intéresse aux travailleurs, aux gens dans les usines. Dès 1936, il prend des photos emblématiques: la victoire du Front Populaire fêtée le 14 juillet, avec la petite fille et son bonnet phrygien. Et, en 1938, celle de Rose Zehner, déléguée syndicale, pendant une grève chez Citroen. Il raconte qu’il a poussé la porte et qu’il a vu cette femme, la main tendue. Ce réflexe de la photo revient souvent dans les petits textes. Pour celle-ci, il parle aussi de son dépit : il sait que c’est sa meilleure photo mais il ne peut pas la publier car elle est trop sombre et sous-exposée. L'article de Wikipédia Rose Zehner est très intéressant à propos de cette photo exhumée. 

1940
Né dans une famille juive d’émigré d’Europe de l’Est, Willy Ronis franchit la ligne de démarcation de nuit pour passer en France Libre. Il ne sera pas obligé de porter l’étoile jaune. 
 A Nice, il noue amitié avec le groupe qui compte Prévert (dont il y a une grande photo).
Le selfie au parachute de Willy Ronis

Après le rez-de-chaussée, on gravit un escalier en bois demi-tournant où sont exposés des autoportraits de Willy Ronis, de son plus jeune âge jusqu’à la vieillesse. Il y a l’image de l’exposition avec l’autoportrait au flash. Il perd peu à peu ses cheveux, il se photographie dans les reflets des vitres, dans les miroirs. Et le dernier autoportrait le montre la moustache facétieuse faisant un saut en parachute. 
Le nu provençal, Gordes, 1949


On tourne dans la pièce de gauche. On l’appellera la chambre des nus. Malgré qu’il ne soit pas un spécialiste du nu, là aussi il a pris un cliché iconique. Il raconte qu’il voit sa femme Marie Anne se débarbouiller dans les rayons de soleil, il prend son appareil... Le nu provençal, Gordes, 1949 . 

Après la guerre. 
Puis on passe dans la plus grande pièce. Après guerre, il trouve facilement du travail car les photographes ne sont pas légion et on a besoin d’eux pour illustrer les magazines. Il est devenu membre du Parti communiste. Il fait des reportages pour Vogue. 
La Snecma en grève


Photos de grévistes dans les usines. Chez Renault, à la Snecma à Paris. Photo d’un soudeur dans un long tuyau. D’une aide-soignante accroupie sous un la table qui porte un malade, près d’une cuvette. 
Moselle, 1954.

Il voyage. En Lorraine, il prend cette photo incroyable des trois écoliers en tunique à chapeau pointu, on croirait des apprentis sorciers qui vont à l’école. Le photographe a arrêté sa voiture, il a laissé les enfants le dépasser et, discrètement, a pris la photo. 


J’ouvre silencieusement ma portière et, les rattrapant à pas de loup, j’appuie deux fois. On verra ça au retour.   

Sur le mur d’en face, le Béguinage à Bruges, en Belgique, 1951. 
«Un matin gris, Marie-Anne et moi nous rendons au béguinage de Bruges. Soudain, j’entends un crissement léger et continu. Je me retourne; c’était le bruit que faisaient les souliers d’une théorie de Béguines rentrant chez elles après l’office. J’ai couru: je tenais à ménager un espace vide en avant de la fille. J’ai même eu le temps d’inclure l’arbre du premier plan, à gauche, pour équilibrer les valeurs et suggérer l’échelonnement des plans. Il va sans dire que ce type de décision s’accomplit d’instinct. Tout photographe travaillant sur l’impromptu a rassemblé, dans sa tête, un faisceau complexe des schémas de construction graphique, résultant de sa culture artistique. L’intuition et la rapidité des réflexes font le reste.»


Pour la photo des trois pingouins, il n’hésite pas à les taquiner avec un bâton et, miracle, un cavalier arrive au bout de l’allée. 

Images de fête foraine. Dans le petit film, Ronis concède qu’elle lui donne plutôt le cafard mais qu’esthétiquement elle est intéressante avec ces visages d’adultes qui semblent retomber en enfance. 

La plus grande peur du photographe : celle que sa vision sur le moment soit perdue au moment du développement en chambre noire. On imagine le petit miracle qui se produit quand l’image se dévoile. Il exprime cette peur avec la photo La Péniche aux enfants:

 « De toutes les photographies très proches de mon coeur, celle-ci s’attribue le statut particulier de l’unicité. J’ai saisi cette scène au moment même où elle allait m’échapper. Non seulement son contenu, mais sa forme me comblent (le cadrage est intégral). Je n’ai jamais autant tremblé lorsque le développement du film et son fixage étant terminés, j’ai scruté le négatif tout près du verre dépoli de la lanterne d’examen. C’est cette photographie-là qui fut mon propre révélateur, qui me remit soudain totalement en question, qui me fit comprendre du même coup le sens profond de ce que toujours je poursuis. C’est elle qui m’a plusieurs fois retenu quand j’étais sur le point de tout lâcher. » 

Dans un petit vestibule sombre, quelques images de famille, d’intimité. Celle du fils du photographe avec le bol aux rayons de soleil. Une directrice artistique veut voir le garçon, mais il fait son service militaire à l’époque. La photo sera imitée pour un magazine par un confrère de Willy Ronis. 

L’expo se conclut par cette image d’un couple dans le tube du Centre Pompidou. Pleins de souvenirs et un succès mérité. 

Au sommet de la rue Ménilmontant, le grand photographe nous a plongé au révélateur du siècle passé, du Front Populaire à la RDA, en passant par les guinguettes du bord de Marne ou les petites rues de Venise. Un témoin du siècle.