Pages

dimanche 20 janvier 2019

Je ne suis pas un héros, Eric Ambler


Je ne suis pas un héros,  Eric Ambler (Rivages/Noir) traduit par Simone Lechevrel, 1938. 


Un accident, vraiment ? Par une nuit de brouillard, à Milan, un citoyen britannique (Ferning) est écrasé par une voiture. Le lecteur a tout vu: l’homme était suivi, la voiture lui a foncé dessus. Puis elle a refait un passage pour l’achever !

Ainsi débute cette histoire qui se passe en 1937. Le remplaçant du mort se nomme Nicky Marlow. Ingénieur, parlant italien, il se sent contraint pour échapper au chômage de s’expatrier en Italie pour prendre la direction d’une filiale de machine-outils, Spartacus. Problème: l’agence Spartacus fournit des machines destinées à la fabrication des obus. Nous sommes en 1938 et, en Europe, des bruits de bottes se font entendre...

« Les peuples tremblent, l’Amérique s’inquiète, le monde, désorienté, s’effraie. Quelque chose doit craquer, quelque chose va craquer...Si le bloc tient, le reste s’effondre. Les nations dites démocratiques le savent. Elles multiplient leurs efforts, mais les événements les dépassent, et le monde court à la guerre. Les Quatre Cavaliers de l’Apocalypse se préparent pour la charge finale. S’ils déferlent encore une fois sur le globe, vous pouvez dire adieu à tous vos rêves, Marlow. La prochaine guerre sera une catastrophe pour l’humanité. »

Ainsi parle le mystérieux et ambigu Zaleshoff, voisin de bureau, importateur de parfums marocains qui insiste pour dîner avec lui et lui montre une photo de son prédécesseur. 
Un autre homme, un général Yougoslave, Vagas, s’intéresse à Marlow et va lui proposer de l’argent en échange d’informations à propos des usines qu’il visite et des machines qu’il vend. La femme de Vagas glisse en secret un petit papier à Marlow lui disant que son mari a tué Ferning. 
Zaleshoff lui dit que Vagas est un agent allemand et essaie de le convaincre de simuler l’espionnage pour donner de fausses informations. Dans un premier temps, Marlow, qui ne veut se mêler de rien d’autre que son travail, refuse. Mais il est tabassé dans la rue et sur le coup de la colère, il décide d’entrer dans le jeu. Il faut dire que depuis qu’il est arrivé en Italie, son passeport lui a été confisqué par les autorités et qu’il est sans cesse suivi par des hommes de la police secrète. 

Marlow rencontre Vagas au bord d’une route et commence à feindre d’espionner pour lui. C’est Zaleshoff qui se charge de fournir de faux documents crédibles. 
Mais les choses s’accélèrent. Vagas a été dénoncé par sa femme et s’est enfui. Marlow est recherché par l’OVRA la terrible police politique. Il risque fort d’être abattu sans sommation. Heureusement, Zaleshoff, sans doute le vrai héros du roman va conseiller, guider et littéralement prendre en charge Nicky Marlow, le narrateur.

Les évènements se déroulaient si vite que je ne pouvais plus les suivre. Vingt minutes auparavant, j’étais un paisible sujet britannique, rentrant d’une mission bien accomplie. Le programme de ma soirée était déjà arrêté: dîner tranquille, cinéma, puis un repos bien gagné. Maintenant, j’étais un fugitif traqué par la police secrète italienne, un voyageur sans billet qui se cachait dans les lavabos et qui allait sauter d’un express en marche. Mon esprit refusait de s’adapter à cette situation fantastique. 
C’est le début d’une traque épuisante, marcher sans se faire voir, sauter d’un train de voyageur en marche, ne pas dormir, se déguiser, être démasqué, se cacher dans un train de marchandise, être capturé, s’échapper, se cacher sur le toit d’un train, assommer un homme, se déguiser encore une fois en cheminot pour pouvoir prendre le train en troisième classe etc...Le lecteur se demande comment ça va finir. 

Au bout de leur fuite, les deux hommes se retrouvent à passer la frontière italo-yougoslave en pleine tempête de neige ils perdent le chemin et se retrouvent à errer dans les montagnes. 
Une lumière dans la nuit. C’est cette petite maison où une jeune femme, Simona, les accueille à l’abri. Et c’est une séquence magnifique, impromptue, dans ce roman d’espionnage et d’aventure, avec le vieux mathématicien qui pense avoir découvert la théorie du mouvement perpétuel et montre son oeuvre de vieux fous aux deux hommes épuisés...

Nicky Marlow finira par rentrer chez lui à Londres, laissant derrière lui Zaleshoff, sa soeur et leurs mystères. 
Ce roman confronte deux caractères symboliques: Marlow qui ne s’inquiète pas de la situation internationale, qui se rend dans un pays déjà fasciste pour vendre des outils liés aux armes, et qui pense qu’il peut ne pas être mêlé aux intrigues, qui s’aveugle littéralement sur la situation. Et Zaleshoff, qui est-il, un agent russe, un agent américain, un homme qui veut sauver le monde, en tout cas un bon samaritain qui risque sa vie pour aider un citoyen britannique.  
C’est tout le charme de ce roman que de ne boucler aucune intrigue - sauf la principale: Marlow s’en tire -, de ne donner aucune réponse définitive. Écrit en 1938, il donne une idée du climat qui précède une guerre mondiale...On a aussi l'impression d'être dans un vieux film d'Hitchcock genre les Enchaînés. 

Citations: 
- Ça vous dit quelque chose l’O.V.R.A. ? Rien du tout, hein ? Eh bien ! apprenez que ces quatre lettres sont les initiales de quatre mots italiens désignant une police secrète, active et fanatique et qui ne recule devant rien. Ses procédés rappellent en ceux des terroristes, ou de ces gangsters qui mettent en coupe réglées certaines villes des Etats-Unis. D’ailleurs, la plupart des terroristes et des gangsters disponibles dans le pays ont été recrutés par l’O.V.R.A. et, sous ses auspices, poursuivent pour le compte du gouvernement le cours de leurs canailleries. Ils ont entrepris d’abord de liquider l’opposition, puis de traquer ceux qui n’approuvaient pas le régime et osaient le dire, fut-ce en privé. Aujourd’hui, l’O.V.R.A., force régulière de police secrète reconnue par le gouvernement, est toute-puissante. 
(...) On estime que dans les grandes villes, un homme au moins sur dix travaille, directement ou indirectement, pour l’O.V.R.A. Le système de contrôle est le suivant: l’agent A surveille l’agent B, qui surveille l’agent C, et ainsi de suite. Chacun croit que son voisin appartient à l’O.V.R.A. et réciproquement...Résultat, quand deux hommes habitant porte à porte parlent politique, c’est à qui affirmera avec le plus d’énergie son ardeur pour la cause. 




En évoquant ces souvenirs, je constate avec stupeur que toute mon attitude, au cours de cette fuite, fut basée sur le principe, admis une fois pour toutes, que Zaleshoff possédait une endurance physique supérieure à la mienne. C’est toujours lui qui me remontait le moral, pour m’amener à faire un dernier effort surhumain. C’était toujours lui qui, au terme du d’une étape exténuante, parcourait un ou deux kilomètres de plus pour chercher à manger ou à boire. (...) je ne fis rien pour le décharger du rôle écrasant qu’il avait assumé. Pour moi il  resta toujours le plus fort, sur lequel le plus faible s’appuie. Je comprends aujourd’hui que sa supériorité n’étais pas physique. Elle était morale. Je revois, avec un mélange de remord et d’affection, son teint terreux, la façon dont il appuyait le revers de sa main sur ses yeux gonflés. 

dimanche 13 janvier 2019

Art brut japonais II à la Halle St Pierre


Au pied du Sacré-coeur, entre deux grands magasins de tissus, il y a la Halle St Pierre dédiée à l’art brut. 


Art brut japonais II. C’est un voyage dans des mondes curieux, oniriques, du beau bizarre. Images uniques tirées de cerveaux solitaires, parfois dérangés, qui inventent des formes sans se soucier d’un savoir académique. 

Voici un échantillon de mes préférées. 

                                       Makoto FUKUI, Monde Parallèle, 2012

Créations libres et folles. Un art non-fini qui donne des idées, qui inspire. Antidotes aux images manipulatrices de la publicité qui nous entourent dans un monde clos. L’art brut ouvre une brèche dans la Matrice...
- On pourra noter à quel point ces mondes sont colorés, jaillissant, économes de moyens. Beaucoup de stylo bille, de feuille de papier. Art du pauvre qui fait avec ce qu’il a sous la main. 

- Les plus connues, les pelotes de laine de Kazu Suzuki emmêlées qui descendent du plafond comme des forêts de lianes. 

                                                 Takayuki AYAMA


                                                          Takayuki AYAMA 
Nous verrons aussi : un bestiaire d’animaux aux formes souples sur des supports de bois, comme l’oeuvre d’un primitif sur une île lointaine. 

Des imitations de l’avant-garde russe, des fausses publicités. 
Des abstractions au stylo bille qui se déploient en nuage de couleur. 
Hiroshi Fukao

                                              
Des rangées de coquillages-monstres aux cornes menaçantes. 
Des rectangles de faux véhicules à la manière d’enfants qui dessinent des petites voitures. 
Des vêtements cousus ensemble pour une créature immense, un yéti, un golem. 
Yu Fujita

Des variations géométriques autour de chiffres. 
Des petits chevaux en papier plié. 
Des compositions de tissus et de fils de coton. 
Des petites figurines d’argile comme extraites d’un vestige archéologique d’une civilisation mystérieuse. 
Sur des grands feuilles des dessins de pylônes électriques sur fond de ciel rose, des voitures sur une voie rapide comme après un tremblement de terre. 
Des silhouettes torturées à l’encre noir comme si l’ombre avait remplacé le corps. 
Des abstractions au stylo bille avec une finesse de trait qui fascine. 
Deux témoignages d’une vie qui marquée par Hiroshima, visions en dessins naïfs de l’explosion, des destructions, de la peau qui se détache des os. 
Vue sur la librairie et le café-restaurant de la Halle

Au premier étage, sortant de la pénombre du rez-de-chaussée, des phrases entières dévidées sur papier peuvent devenir des grands dessins. 
Makoto Fukui, sorte de Miro japonais. Une drôle d’émotion naît face à ces animalcules grâcieux et colorés. 
Des rhizomes, des réseaux de neurones imaginaires, de tubercule et de filaments. 
Des quadrillages à l’encre noir bâtissant des cités hermétiques. 
L’esprit cherche des formes, des symboles dans ces traits d’encre arachnéens, taches de Rorschach à interpréter, vols noirs de corbeau dans le lointain, crevasse dans la glace, rideaux de lianes dissimulant les zones de l’inconscient...
Sur des rouleaux aux couleurs psychédéliques, des volutes, des nuages, des visages et des corps qui se mélangent dans un mouvement ondoyant comme des vagues. 
Une grande fresque du monde étirée sur un mur entier. On voit les détails d’une ville en s’approchant. 

Et Koji Tsurukawa, je suis bien en peine d’expliquer pourquoi je m’extasie, pourquoi je murmure tout seul « c’est génial » devant ces 7 X 4 feuilles blanches où sont ornées, telles des épures, des points rouges, des globules de sang, on dirait la formule d’un virus devinée par un cerveau autiste qui invente son langage pour essayer de communiquer. 

J’écris ce billet deux jours après. Les images incubent encore en moi, me nourrissent de leur souvenir. Inspirations. 
L'album photo: https://photos.app.goo.gl/TMM4rbp5f45oR8ZN6

                                                          HAKUNOGAWA





                                                         Ichiro YOSHIDA



                                  Shogo HARAZUKA, Villes connectées, détails



                                                       Yuki TSUKIUCHI



                                                            Haruka Mori



                           Norimitsu KOKUBO, Panorama du monde, 1995, détails



                                         Noriyuki Katsura, né en 1978, Osaka




mardi 8 janvier 2019

New York 1882, à maintes reprises...



Le voyage de Simon Morley de Jack Finney (Folio SF) 1970, traduit de l'américain par Hélène Collon.





Quel magnifique et prenant roman ! Il nous transporte d’une manière incomparable.

Simon Morley témoigne de son aventure à la première personne. Il y a un humour léger chez ce jeune homme qui regarde sa vie monotone sans trop se prendre au sérieux. Il va être mêlé à un projet gouvernemental : reconstituer un lieu pour oublier le présent et s’introduire par l’esprit dans le passé.

C’est peut-être la manière ultime de voyager dans le temps : par l’état de conscience modifié, aidé par une mise en condition particulière. Et découvrir la grande ville cent ans plus tôt, radicalement différente. On sent que l’auteur, animé par un souci d’exactitude obsessionnel, a aimé lui-même s’immerger dans les rues du New York de 1882 et nous faire revivre ces vies si différentes. Il a poussé son imagination jusqu’à décrire les différences de physionomies, d’attitudes et de comportements des hommes et femmes avec ceux de notre époque, qu'il trouve plus tristes. Les crachoirs tiennent une grande place, les hommes portent tous la barbe, les femmes ont des robes longues et n’ont pas la même liberté que cent ans plus tard. Des milliers d’enfants dorment dans les rues glaciales la nuit; les deux guerres mondiales ne sont pas advenues.



source de l'image: article wikipédia Dakota buiding 

Ce que j’ai préféré, ce sont les passages entre les époques. La présence rassurante du Dakota, les paysages de neige qui font silence, la découverte d’un monde de traîneaux tirés par des chevaux, la masse d’information qui sature les esprits des voyageurs du temps (dans les deux sens). C’est drôle, j’ai beaucoup pensé à W.G. Sebald en lisant ce roman d’aventure. Ça tient aux reproductions en noir et blanc, photographies anciennes et dessins mais aussi aux minutieuses descriptions pour faire revivre un monde disparu et la mélancolie de réanimer des moments évanouis dans la tombe.

Ce qui suit dévoile l’histoire :

Simon Morley, graphiste sans histoire, est sélectionné pour une expérience mystérieuse qui va, lui dit un affable visiteur nommé Rube Prien, changer le cours de sa vie. Comme sous une influence inconsciente, Simon démissionne de son agence de publicité et se rend à l’entrepôt de déménagement Beakey qui sert de paravent aux services secrets pour l’expérience proprement dite. Là bas, il entend parler en français médiéval, il voit un soldat allemand combattre un soldat français, une femme danser du charleston. Il surplombe des décors reconstitués comme dans un immense théâtre.


Il fait aussi la connaissance du Professeur Danziger, le directeur du projet, un homme de 68 ans au physique impressionnant. Il vient d’arrêter de fumer car il veut vivre le plus longtemps possible pour le projet de sa vie. Le professeur Danziger lui dit ce qu’il espère prouver: inspiré par les théories d’Einstein, le passé serait toujours présent, en simultané, mais caché. Et les endroits inchangés, intemporels, pourraient briser les millions de fils invisibles mentaux qui agrippent l’humain à son réel d’aujourd’hui pour le plonger dans une autre époque...Ce lieu, pour Simon, ce sera le Dakota, un immeuble dont la vue sur Central Park est identique à celle de 1882. Cette date est liée à un évènement mystérieux du passé de Katerine Mancuso, la femme qu’il fréquente, avec qui il va peut-être se marier.






Nous suivons le conditionnement de Simon Morley, apprendre le vocabulaire de l’époque, scruter de vieilles photos, s’initier à l’auto-hypnose.


Puis Simon investit son appartement du Dakota où il vit sans sortir à la façon d’un homme du siècle précédent. Un soir, le docteur Rossoff l’hypnotise et s’en va. Simon sort dans un paysage de neige, silencieux, hors du temps. Un couple apparaît sur un traîneau, rire dans la nuit. Avant de se coucher, Simon note que les fenêtres du Muséum d’histoire naturelle sont éclairées.

Or, en 1968, on ne peut plus les voir, elles sont cachées par des immeubles. Ce détail prouve qu’il s’est bien rendu dans le passé !

On passe à l’étape supérieure. Kate s’invite de façon clandestine dans l’expérience. Et un jour, après être entrés dans une transe qui leur fait effacer le présent, ils pénètrent dans le passé de 1882...Ce sont des moments lents et suspendus qui rendent le roman magnifique. Découvrir la 5è Avenue, étroite, sans building, des pelouses autour des maisons. Monter dans une diligence et rencontrer pour de vrai des gens du passé, enterrés depuis longtemps, un homme qui respire, une femme marquée par la variole. Voir et entendre une voiture de pompier tirée par des chevaux. Prendre un cab et regarder les rues qui défilent, noter les différences entre les époques. Sarah est obligée de fermer les yeux car la surcharge d’informations, de sensations, est trop forte.
Les crachoirs sont omniprésents dans le bureau de poste où ils se rendent car les hommes chiquent et crachent un peu partout. Ils voient un homme bedonnant et noir de poil qui poste une lettre qui provoquera plus tard un suicide, avec sa formule mystérieuse à propos d’un feu de l’enfer...

Ils reviennent par le métro aérien tiré par une locomotive fumante. Dans l’appartement du Dakota, au chaud, ils se remémorent ce qu’ils ont vécu.

Retour en 68. Pour vérifier qu’il n’a pas modifié le cours du temps, on le fait longuement débriefer. Ils sont rassurés: il n’est qu’une brindille dans le fleuve du temps...

Simon repart en 1882, seul. Il prend une chambre dans la pension de famille où vit l’homme de la Poste. Il fait connaissance avec Tante Ada, sa nièce Julia et le jeune Félix, féru de photographie tout juste naissante.
Après le dîner il essaie de participer du mieux qu’il peut aux jeux, comme celui des tableaux vivants, aux chants. Il se produit un malentendu quand il esquisse le portrait de Julia sur une fenêtre givrée. Les gens de cette époque ne sont pas habitués aux représentations tronqués.

Et puis il fait la connaissance avec le terrible Pickering, autoritaire, futur fiancé de Julia, qui manque de lui casser les doigts en lui serrant la main.

Le lendemain, Simon, qui se fait passer pour un provincial, visite le New York de 1882 guidé par Julia. Il voit la main de la Statue de la Liberté sur une place, des bébés drogués sur une balançoire, un génie de l’arithmétique...
« Par ailleurs, je n’avais jamais autant vu de boiteux ou d’individus affligés de handicaps divers, sans compter ceux qui s’appuyaient sur des béquilles, ceux dont le visage était constellés de cicatrices de varicelle ou enlaidi par des taches de naissance.» 298

Simon et Julia partent chacun de leur coté. Simon assiste au rendez-vous de Pickering et Carmody et se cache pour écouter leur conversation. Pickering, modeste employé, a découvert que Carmody avait fait fortune en vendant du marbre qui n’a jamais été livré. Il le fait chanter: il doit lui donner 1 million pour lundi soir sinon, il révèlera ses méfaits.

De retour à la pension, Simon fait ses adieux à Julia et Tante Ada. Mais il a promis de faire le portrait de Sarah...Pickering, en revenant, assiste à la scène. Fou de colère, il va se faire tatouer le prénom de Julia sur le torse.

Simon revient au Dakota qui est pour lui une sorte de sas entre les époques. 

« Et je me suis à nouveau engagé dans les allées, sous les réverbères régulièrement espacés, prenant vers le nord-ouest à travers les jardins immuables; bientôt j’ai aperçu devant moi la masse hérissée de pignons du Dakota, avec ses fenêtres éclairées au gaz, puis la lueur palpitante des bougies et des lampes à pétrole dans les fermes en contrebas. »

En 1968, Danziger est prêt à sacrifier l’expérience de sa vie car un autre voyage dans le temps a entraîné la disparition d’une personne : elle n’a tout simplement pas existé. Les autres refusent car il y a des millions de dollars engagés par le gouvernement. Danziger démissionne. Un peu honteux, Simon Morley veut lui aussi continuer à aller dans le New York de 1882, et revoir Julia...

Cela devient presque une routine pour lui de voyager dans le temps. Ce soir-là, il découvre les rues de New York envahies par les traîneaux et un Pickering heureux qui les emmène glisser dans la ville enchantée. Simon se dit qu’il n’a jamais été plus heureux....Mais il apprend que Julia s’est fiancée à Pickering. Dépité, il va marcher dans la tempête de neige. Le roman nous offre une belle scène gratuite. Simon adresse la parole à un conducteur de diligence qui lui décrit ses conditions de travail: 14 heures par jour sur un siège dans l’air glacé, interdiction de s’asseoir pour ne pas s’endormir, pour un dollar par jour...Mais il continue pour ses enfants qui au moins ne dorment pas dehors comme tous ces orphelins dans les barges à foin au bord du fleuve.
Allez donc faire un tour à cette heure-ci sur les bords de l'East River, et éclairez de votre lanterne les barges à foiin qui y sont amarrées par centaines, sur le rivage et sur les quais. Vous verrez les gosses; on dit qu'ils sont des milliers, et je crois qu'on a raison, encore qu'il n'y ait pas moyen d'en être sûr. Roulés en boule dans les petits nids qu'ils se creusent dans la paille. ET certains n'ont pas encore cinq ans ! Alors c'est pour les miens que j'ai appris à supporter le froid. Parfois, je me réchauffe en avalant une lampée de whisky, mais avec la réaction, je trouve qu'on a encore plus froid qu'avant.


Le lendemain, après avoir photographié New York sur plaques sensibles, Simon trouve le moyen de s’introduire dans le bureau de Pickering en copiant une clé. Le soir, il dit à Sarah qu’il est détective privé et que Pickering est un maître-chanteur. A minuit, ils vont se cacher dans le bureau dans un endroit où on a découpé le plancher pour construire un ascenceur.


La rencontre entre Pickering et Carmody se passe très mal, le financier n’a apporté que 10 000 dollars, il assomme Pickering avec le pommeau de sa canne et entreprend de trouver les preuves dans les classeurs archivés. Mais Pickering les a disposés selon un code précis connu de lui seul et Carmody s’épuise. Tout comme Simon et Sarah, pris au piège dans leur réduit inconfortable qui donne sur le vide.


L’allumette d’un cigare, Carmody qui fait brûler des feuilles et puis le feu qui prend dans la cage d’escalier en travaux...Simon et Sarah se dévoilent et s’enfuient. Il est presque trop tard. Il sortiront de l’immeuble en flamme grâce à l’enseigne suspendu du New York Observer, en passant dans un immeuble suspendu.

C’est le le moment de bravoure et de drame du roman: l’incendie de cet immeuble délabré et les gens pris au piège, les pompiers de l’époque, un acte de bravoure de Simon qui sauve Ida Small.

Plus tard après le drame, Simon et Julia trouvent une empreinte dans la neige qui montre que Carmody aurait survécu...

Mais leurs mésaventures ne sont pas terminées. Ils sont arrêtés par le terrible Byrne, le chef de la police de New York, corrompu et aux ordres des puissants. Ils sont pris en photo et interrogés. Ils vont chez Carmody, gravement brûlé, entouré de bandages qui les accuse d’avoir volé l’argent qu’il apportait et d’avoir mis le feu. On a trouvé des liasses de billets dans la chambre de Simon.

En sortant, Byrne leur dit de partir et de rester à disposition de la police. Dès qu’ils se sont éloignés de quelques mètres, il crie que les prisonniers s’évadent et on leur tire dessus. Ils sont traqués dans New York, les agents de police ont leur photo, également affichée dans le journal. Ils finissent épuisés par s’endormir dans l’escalier de la main de la Statue de la Liberté. Leur situation semble sans espoir. En serrant très fort Sarah contre lui, Simon entre en hypnose et réussit à l’emmener dans son siècle.

Sarah découvre New York et ses building du haut de la Statue de la liberté. Les voitures, la télévision qui la fascine, des nouveaux vêtements. Simon fait son rapport à Rube Grabe et Esterhazy. On lui demande d’aller encore plus loin. Il doit modifier le passé pour que Cuba devienne une province américaine en 1968. Castro n’aura jamais existé, ni la crise des missiles. Il feint d’accepter.

Sarah est déjà retournée dans le passé. Elle a deviné que c’est Jake Pickering qui a survécu et qu’il se fait passer pour Carmody. Ils ont donc un moyen de pression sur lui...

Et puis intervient le twist final...Simon détourne l’attention d’un jeune homme de 25 ans en lui demandant du feu. Le jeune homme ne croisera pas le regard de la jeune fille qui passe à coté de lui, ils ne tomberont pas amoureux, ils n’auront pas d’enfant et donc l’expérience des entrepôts de déménagement n’aura pas lieu...Simon s’est souvenu d’un récit de Danziger... Et le lecteur a envie de revenir en arrière pour retrouver ce moment...Simon se dirige vers Grammercy street ou Julia et Tante Ada l’attendent. Il a choisi son époque, celui de la femme de sa vie.

mercredi 2 janvier 2019

La parole manipulée


Philippe Breton La parole manipulée ( La Découverte) 1998

Panneaux dans les rues, pub à la télé, communication politique :  la publicité et le marketing sont tellement dilués dans notre réalité qu’on ne les questionne plus. 
Le mérite de Philippe Breton dans son essai de 1998 est d’abord de nous rappeler que c’est une invention récente dans l’Histoire.
A l’époque du livre, les faux charniers de Timisoara, la propagande américaine lors de la Première guerre du Golf ont réveillé les consciences quelques mois...Et puis on est passé à autre chose. 

L’auteur remonte l’histoire. Durant la démocratie athénienne, une révolution mentale se produit: la fin de la vengeance privée. Le droit s’élabore avec les tribunaux. 

L’argumentation devient donc un outil décisif pour remporter la bataille de la parole. On invente la Rhétorique.  Elle comprend plusieurs parties: l’exorde est chargée de calmer le peuple, les orateurs ont des cahiers d’exordes remplis de formules, puis il y a la discussion, la péroraison. 

Bientôt deux visions s’affrontent: celles de l’efficacité - certains orateurs se vantent de pouvoir défendre une chose et son contraire- et celle de l’éthique. Comment gagne-t-on ? Par des techniques de manipulation ou par la sincérité ?

L’auteur s’intéresse à la façon dont l’argumentation se technicise: comment crée-t-on de la désinformation, quelles sont les étapes de la propagande (simplification, grossissement, orchestration, transfusion et contagion - Domenach) .  
« Jacques Ellul montre bien comment, lors de la Première guerre mondiale, se met en place aux Etats-Unis une technicisation de la parole destinée à convaincre. Le CPI est un organisme de propagande pure chargé de maintenir le moral, d’accroître la capacité de la guerre psychologique, d’assurer la diffusion des idéaux américains à l’étranger, dans tous les pays du monde.... »p.68
En 1932, Goebbels se vante de reprendre les techniques de la publicité américaine...

Ensuite Breton passe en revue les techniques de manipulation. Celle des affects: le Pied-dans-la-porte étudié en psychologie sociale par Joule et Beauvois. 

On utilise une belle femme pour rendre sexy les cachous...

Il y a aussi une façon de piéger les mots avec la sémantique. Un exemple qui nous parle en notre période de Gilets jaunes: 
Page 111 : « Un certains nombre de force anti-émeutes utilisent des balles de caoutchouc. On s’étonne parfois qu’elles puissent blesser gravement ou même tuer. En fait il s’agit de billes d’acier enrobées d’une couche de caoutchouc. Le mot est enrobé de façon à cacher sa réalité bien tangible. »
Il cite la Programmation neuro-linguistique où une personne se synchronisant par la respiration parvient à vendre son produit. Il note que cette discipline s’est développée en dehors de l’université, en circuit fermé, ce qui a permis sa marchandisation à plusieurs niveaux. 

 Il rappelle les campagnes de désinformation en temps de guerre (le cadavre de soldat anglais porteur de fausses informations sur un débarquement en Sicile pendant la Seconde Guerre Mondiale- les Kabyles libérés porteurs de faux documents pendant la guerre d’Algérie)...

Après avoir montré les différents modes de manipulation de la parole, par recadrages, mensonges, jeux sur les mots et les phrases, l’esthétisation des messages, l’auteur passe aux cas pratiques. 
Il analyse une interview télévisée de Jean-Marie Le Pen, l’épouvantail de la politique des années 80 et 90. Deux colleurs d’affiches du Front National ont abattu un jeune comorien d’une balle dans le dos. A partir de ce meurtre injustifiable, Breton détaille les figures de style du discours de Le Pen qui arrive à se faire passer pour une victime du système. Comme c’est à la télévision, cela va vite, on ne peut pas corriger. 

Ensuite, ce sont des pages saisissantes (149) sur la façon dont l’industrie du tabac a formaté les foules dans les années 60 pour lui faire croire que le tabac n’était pas mauvais pour la santé.  En 1950, les ventes de tabac commencent à baisser parce que sortent les premières études sur sa nocivité. Alors les industriels réagissent: ils s’inspirent d’études de psychologie sociale pour orienter leurs messages: on fait croire que la clope est virile pour les hommes (Le cow boy Marlboro ) et un signe d’émancipation pour la femme.  La parole manipulée a un effet sur la santé publique: les ventes de tabac augmentent jusqu’au milieu des années 80. Le pic de mortalité du tabac sera atteint en 2025 en France avec une projection de 160 000 morts (projection de 1998). 


Bien sûr, les gens instruits de ces techniques de manipulation peuvent les ignorer. Mais Philippe Breton se demande si se boucher les oreilles, fermer les yeux, ignorer la publicité ne conduit pas à se couper des autres et à l’individualisme. 

Dans les derniers chapitres, Philippe Breton s’étonne de la disparition de la rhétorique. Elle aurait permis de comprendre les techniques de manipulation. 

La propagande s’inspire d’abord des expériences de Ivan Pavlov qui a montré dans son laboratoire comment on peut automatiser les réflexes chez l’humain, conditionner son comportement. Puis ce sont les études psychanalytiques et sociologiques des années 50 qui seront utilisées par les publicitaires pour élaborer des messages performants (techniques de manipulation mentale). Enfin, cette technicisation de la parole manipulée culmine avec les services de communication qui se sont développés un peu partout dans les années 80. 

Dans les dernières pages, l’auteur va plaider pour que ces techniques de manipulation soient apprises à l’école, à la faculté. Le citoyen doit savoir décoder une publicité télévisuelle en se posant des questions. 
« Ce que l’on regarde à la télévision n’est pas le spectacle d’une réalité existant en dehors de nous, mais un message construit qui s’adresse à nous. Dès lors les questions à poser deviennent évidentes et productives : 

  •  Que veut-on nous dire  
  • Comment nous le dit-on
  • A quelle part de nous s’adresse-t-on ? »


La manipulation est-elle éthique ? Est-elle l’arme des démocraties ou un exercice de coercition des individus ? Est-elle l’arme des faibles contre la violence ? Autant de questions qui restent ouvertes. Mais Philippe Breton, en 1998, s’étonne du peu de résistance et de réactions qu’elle suscite. Il faut se défendre, s’armer d’outils intellectuels insiste-t-il. 

Livre court dont la densité et la diversité des sources incite à le lire lentement. 
Il me donne envie d’étudier et de lire plein de livres et d’articles qui ont servi à l’auteur et dont je me fais une liste pour ne pas oublier.