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vendredi 6 juin 2014

Les nuits de Maigret sur les quais de Ouistreham

Georges Simenon, le Port des brumes, 1931. 
Rien de mieux qu'un petit Maigret de dessous les fagots. C'est comme d'aller à la cave se choisir une bouteille de vin dans le cellier, s'asseoir dans un fauteuil et commencer sa lecture à la lueur de la lampe, pendant que la nuit étend ses quartiers derrière la vitre.
Cuvée 1931: Le port des brumes.

La pluie ruisselle sur un wagon de train. Dans le compartiment, à travers la fumée de sa pipe, Maigret observe deux personnes: Yves Joris, retrouvé à moitié fou, le regard ahuri dans Paris. On lui a fendu le crâne d'une balle puis on l'a soigné d'une façon remarquable. Et on a mis sur son compte 300 000 francs. Et Julie, sa servante, qui l'a identifiée grâce aux avis de recherche dans les journaux, jolie, fine, on sent la petite paysanne restée fruste. Quel est ce mystère ?

Dans la nuit, ils arrivent à Ouistreham où ils vivent. Maigret n'essaie pas d'imaginer les lieux, il sait qu'à ce jeu-là, on se trompe tout le temps.

Atmosphère, Atmosphère:
«Et, au sortir de la ville, on fonce littéralement dans un mur de brouillard. Un cheval et une charrette naissent à deux cent mètres à peine, cheval fantôme, charrette fantôme. Et ce sont des arbres fantômes, des maisons fantômes qui passent aux deux cotés du chemin.»
Et puis...Un meurtre est commis ! A la strychnine !
Le commissaire mène l'enquête. On retrouve l'art de Simenon pour décrire des communautés et des classes sociales. Celle des hommes de mer qui gravitent autour de l'écluse, dans l'ombre tarabiscotée de la drague et de la Buvette de la Marine, qui vivent au rythme des marées, une franc-maçonnerie pas bavarde, qui se serre les coudes.
On retrouve sa manière balzacienne de peindre les notables, le maire:
«Une attitude aussi traditionnelle que possible: celle du gros personnage de petit patelin qui se croît le centre du monde, s'habille en gentilhomme campagnard et sacrifie à la démocratie en serrant distraitement des mains, en adressant de vagues bonjours aux gens du pays....»
Les oppositions de classes sociales:
« Maigret trinquait avec les éclusiers. Le maire recevait le Parquet avec du thé, des liqueurs et des petits fours. » 
«Maigret était un homme tout court, sans qu'on lui mettre une étiquette. »
Ouistréham-Riva-Bella -87- Le Phare pris de l'Avant-Port
Source de l'image (et d'autres cartes postales du port de Ouistreham)

Les intermédiaires: Yves Joris, ancien capitaine du port, qui ne tutoie pas les aides-éclusiers, le groupe de la buvette, plus simple, plus débraillé, et va à l'occasion tirer le canard avec le maire.

Dure enquête pour le commissaire, hargneux, furieux, face à ces gens qui se taisent. Le mort n'a plus qu'un seul ami: le commissaire Maigret «un homme qui se débat tout seul pour savoir la vérité »
Et qui aura gain de cause, bien sûr. Et repartira vers Paris avec le fidèle Lucas par le train de 10 heures du soir, le coeur déjà plein de nostalgie pour ce monde-là....

Et le lecteur est pareil. On quitte à regret cette atmosphère. Ce sont vraiment des romans parfaits, des valeurs sûres, le digne successeur de Maupassant avec son écriture sobre et précise. Cette art de la phrase solitaire qui fait parler le décor et l'inscrit dans une  temporalité:
«L'humidité de l'air est telle que la lumière des lampes, sur le quai, perce à peine la couche laiteuse. » 
«Ce n'est pas sinistre, c'est autre chose, une inquiétude vague, une angoisse, une oppression, la sensation d'un monde inconnu auquel on est étranger et qui poursuit sa vie propre autour de vous. » 
« Les gros nuages qui couraient bas dans le ciel semblaient accrocher la cîme des peupliers bordant la route. » 
« Le tic-tac de l'horloge semblait plus lent que partout ailleurs. Le reflet qui s'étirait sur le balancier de cuivre allait se reproduire sur le mur d'en face. »
Ça n'a pas vieilli, grâce au style assez neutre de Simenon. Quelques occurrences qui signalent 1931 :
le pitchpin, le coaltar, le réveille-matin, une bicoque, un trousseau de rossignols, une carriole de paysan, de la bistouille dans les verres, une fine (alcool), les lucioles pâles des becs de gaz, les années de bagne, l'estaminet, une mèche de lampe qui charbonne, faute de pétrole

Les différences sont plus notables dans le comportement de Maigret : qu'est-ce-qu'il fume et partout ! Et ça picole sec, à toute heure ! Et le commissaire a la même autorité sur l'agent policier qu'il trouve au coin d'une rue de Caen que sur Lucas qu'il fait venir de Paris.

Voilà, je suis content de m'être remis à Simenon . Je ne me souviens pas combien j'en ai lu (Maigret et romans durs) mais je sais qu'il y a de quoi faire et que ça supporte la relecture.





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