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jeudi 20 décembre 2018

Les Manipulations de l’information






J.-B. Jeangène Vilmer, A. Escorcia, M. Guillaume, J. Herrera, Les Manipulations de l’information : un défi pour nos démocraties, rapport du Centre d’analyse, de prévision et de stratégie (CAPS) du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères et de l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM) du ministère des Armées, Paris, août 2018. 

En lisant ce rapport, on a presque l’impression que la Guerre Froide n’est pas terminée...Elle se continue avec les outils numériques qui démultiplient la vitesse de contamination...Quand le KGB lance la rumeur (opération INFEKTION) que le SIDA est une création du Pentagone, elle met quatre ans à se répandre. Aujourd’hui il ne faut que quelques heures pour lancer une « fake news » grâce aux réseaux sociaux. 

Si les médias officiels, avec leurs qualités et leurs défauts, meurent, nous entrerons dans une ère d’anarchie où nous ne saurons plus démêler le vrai du faux... 

Le rapport est rédigé par des experts en stratégies militaire et nourri de multiples sources bibliographiques, papier et web qui méritent elles aussi d'êtres suivies, explorées.

Histoire des rumeurs et des manipulations
Déjà de son temps, Platon opposait la Vérité à la Conviction dans son combat contre les Sophistes. 
En 1921, l’historien Marc Bloch étudie les fausses rumeurs dans les tranchées de la guerre de 14 nourries par une presse aux ordres. 

Le rapport commence par choisir le terme de Manipulation de l’information contre « fake news » trop galvaudé ou « guerre hybride », trop flou. 

Les rumeurs et manipulations sont politiques et économiques. Il souligne leur nocivité. Exemple en Birmanie où elles conduisent au génocide des Rohinghya, ou à des pendaisons en Inde. p.23. En Allemagne, l’affaire Lisa a exacerbé les sentiments contre les minorités.

Il montre aussi que la fabrication de la rumeur est un business. En Macédoine, à l’époque de l’élection de Donald Trump, des adolescents connectés se faisaient beaucoup d’argent en relayant les informations. Les systèmes mafieux de réseaux de bots facturent leurs services.  

Pourquoi ça fonctionne. 
Les fausses informations utilisent les mêmes biais cognitifs que la publicité: on lit ce que nous plaît, ce qui va dans le sens de nos croyances. C’est ce qu’on appelle le « biais de confirmation ». De plus, nous sommes surchargés d’information, ce qui nuit à la prise de décision. Bien que discrédités, les médias traditionnels ont un rôle à jouer en décryptant l’information, en se montrant encore plus sérieux. 

De plus, les réseaux sociaux et les moteurs de recherche utilisent des algorithmes qui ciblent les centres d’intérêt des internautes et enferment ceux-ci dans une bulle attentionnelle.
«Cela crée aussi un phénomène d’"information en cascade" : les utilisateurs relaient les informations postées par leurs proches sans nécessairement les vérifier ou même questionner leur validité. Plus l’information sera partagée, plus on tendra à lui faire confiance et moins on exercera son esprit critique . Cela favorise les contenus les plus divertissants ou scandaleux car ils sont les plus susceptibles de nous faire réagir, indépendamment de leur véracité ». 
Les États ont du s’organiser. L’Indonésie a du déclarer la guerre aux fake news qui ciblaient les chrétiens chinois, en diffusant de fausses rumeurs. Dans une population faiblement cultivée, cela entraînait des violences sur les minorités. 
Le rapport cible ensuite les propagandes d’états à états. La Chine a fait un gros travail d’ingérence sur les pays voisins en achetant des médias, en attirant des personnalités, en vendant des suppléments dans les journaux . L’Australie et la Nouvelle Zélande ont du s’organiser et se prémunir contre cette influence. p. 63, ingérence chinoise en Australie. 
La Russie, ou plutôt le Kremlin, occupe une grosse partie du rapport. Il y a une longue tradition soviétique à la désinformation, avec des faux experts, des photos retouchées, des documents contrefaits. Autrefois, c’était par idéologie, aujourd’hui, le but est d’affaiblir l’occident. Désorganiser son économie. Elle assume son étrange "usine à trolls" baptisé Internet Research Agency dédiée à la propagande numérique. 
Exemple de méthodes: aider les minorités ou des nationalistes en flattant des opinions extrêmes qui ne se sentent pas représentés, cibler les institutions et les décrédibiliser. Créer des fausses nouvelles en finançant des chaînes de propagandes comme RT (RussiaToday) ou Sputnik.
Page 85 du rapport

Les pays baltes, l’Ukraine, la Finlande et la Suède, premiers visés et "laboratoires" en quelques sorte pour les Russes, n’ont pas été pris assez au sérieux par les autres pays européens. Les moyens de défense performants qu’ils ont développé contre les ingérences russes peuvent néanmoins nous servir d’exemple. L’université de Lund en Suède par exemple. Le rapport cite aussi le rapport d’une chercheuse finlandaise, Jessika Aro sur les trolls « The Cyberspace War: Propaganda and Trolling as Warfare Tools », European View, 10 mai 2016 46 RSF, Online Harassment of Journalists: Attack of the trolls, 2018 

Quel comportement adopter à propos des trolls. 
Ignorer ? On ne le peut que si la menace est faible. Répondre et expliquer ? Il y a le risque de nourrir l’information. On peut contre-attaquer. Tout cela est coûteux en temps.
Le rapport analyse l’échec des Macron Leaks. L’équipe de campagne était bien préparée, la presse française est sérieuse et vérifie l’information, il n’y a pas de tabloïd comme en Angleterre. Les auteurs citent aussi le cartésianisme et l’esprit critique français. Mais au fond, la vraie raison, ce pourrait être notre faible niveau en langues étrangères. 

Le rapport nous fait découvrir des sources à explorer: le rapport du diplomate français Boris Toucas sur l’ingérence Russe dans les élections américaine qu’on peut télécharger en pdf, 30 pages qui se lisent comme un roman. Le site Bellingcat, créé par le fascinant Elliott Higgins, cet analyste autodidacte qui en visionnant des vidéo YouTube a pu mettre en cause un tir de missile russe dans l’affaire de la Malaysian Airlines. 

Le rapport avance des solutions pour lutter contre les manipulations de l'information : 
- Les journalistes, importance d’une presse aguerrie qui sait décrypter les rumeurs, les photos diffusés sur les réseaux sociaux. Il pointe le problème de la décrédibilisation des médias. 
- L’éducation, poser les graines pour l’avenir. Faire comme si c’était un jeu: on montre une fausse information aux enfants et on leur apprend à déconstruire. Comprendre le succès d’une fausse information en sollicitant son propre esprit critique: pourquoi suis-je attiré par cette nouvelle ?
- Une bonne coopération entre les états. 
- Importance de l’humour pour intéresser et récupérer la force de l’adversaire. Nombreux exemples suédois, finlandais, les tribus d’elfes en Lituanie. Le site euvsdisinfo.eu  est un exemple. 
L’avenir, quels risques ? 
- Les cables sous-marins et les satellites vont devoir être surveillés car ce sont eux qui véhiculent l’information...Les réseaux sociaux fermés. L’Afrique et le Maghreb où la Russie commence déjà à disséminer l’idée que l’Europe les méprise. 
Quiconque aurait dit, il y a dix ans, que les grands réseaux sociaux qui venaient d’être créés (Facebook en 2004, Twitter en 2008, Instagram n’existait pas encore) auraient autant d’effet sur la vie de milliards de personnes et feraient partie d’un problème informationnel massif menaçant nos démocraties, aurait eu du mal à être cru. Il est donc difficile d’imaginer ce qui, dans dix ans, façonnera nos relations sociales et nous posera les problèmes les plus importants.  

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