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dimanche 13 janvier 2019

Art brut japonais II à la Halle St Pierre


Au pied du Sacré-coeur, entre deux grands magasins de tissus, il y a la Halle St Pierre dédiée à l’art brut. 


Art brut japonais II. C’est un voyage dans des mondes curieux, oniriques, du beau bizarre. Images uniques tirées de cerveaux solitaires, parfois dérangés, qui inventent des formes sans se soucier d’un savoir académique. 

Voici un échantillon de mes préférées. 

                                       Makoto FUKUI, Monde Parallèle, 2012

Créations libres et folles. Un art non-fini qui donne des idées, qui inspire. Antidotes aux images manipulatrices de la publicité qui nous entourent dans un monde clos. L’art brut ouvre une brèche dans la Matrice...
- On pourra noter à quel point ces mondes sont colorés, jaillissant, économes de moyens. Beaucoup de stylo bille, de feuille de papier. Art du pauvre qui fait avec ce qu’il a sous la main. 

- Les plus connues, les pelotes de laine de Kazu Suzuki emmêlées qui descendent du plafond comme des forêts de lianes. 

                                                 Takayuki AYAMA


                                                          Takayuki AYAMA 
Nous verrons aussi : un bestiaire d’animaux aux formes souples sur des supports de bois, comme l’oeuvre d’un primitif sur une île lointaine. 

Des imitations de l’avant-garde russe, des fausses publicités. 
Des abstractions au stylo bille qui se déploient en nuage de couleur. 
Hiroshi Fukao

                                              
Des rangées de coquillages-monstres aux cornes menaçantes. 
Des rectangles de faux véhicules à la manière d’enfants qui dessinent des petites voitures. 
Des vêtements cousus ensemble pour une créature immense, un yéti, un golem. 
Yu Fujita

Des variations géométriques autour de chiffres. 
Des petits chevaux en papier plié. 
Des compositions de tissus et de fils de coton. 
Des petites figurines d’argile comme extraites d’un vestige archéologique d’une civilisation mystérieuse. 
Sur des grands feuilles des dessins de pylônes électriques sur fond de ciel rose, des voitures sur une voie rapide comme après un tremblement de terre. 
Des silhouettes torturées à l’encre noir comme si l’ombre avait remplacé le corps. 
Des abstractions au stylo bille avec une finesse de trait qui fascine. 
Deux témoignages d’une vie qui marquée par Hiroshima, visions en dessins naïfs de l’explosion, des destructions, de la peau qui se détache des os. 
Vue sur la librairie et le café-restaurant de la Halle

Au premier étage, sortant de la pénombre du rez-de-chaussée, des phrases entières dévidées sur papier peuvent devenir des grands dessins. 
Makoto Fukui, sorte de Miro japonais. Une drôle d’émotion naît face à ces animalcules grâcieux et colorés. 
Des rhizomes, des réseaux de neurones imaginaires, de tubercule et de filaments. 
Des quadrillages à l’encre noir bâtissant des cités hermétiques. 
L’esprit cherche des formes, des symboles dans ces traits d’encre arachnéens, taches de Rorschach à interpréter, vols noirs de corbeau dans le lointain, crevasse dans la glace, rideaux de lianes dissimulant les zones de l’inconscient...
Sur des rouleaux aux couleurs psychédéliques, des volutes, des nuages, des visages et des corps qui se mélangent dans un mouvement ondoyant comme des vagues. 
Une grande fresque du monde étirée sur un mur entier. On voit les détails d’une ville en s’approchant. 

Et Koji Tsurukawa, je suis bien en peine d’expliquer pourquoi je m’extasie, pourquoi je murmure tout seul « c’est génial » devant ces 7 X 4 feuilles blanches où sont ornées, telles des épures, des points rouges, des globules de sang, on dirait la formule d’un virus devinée par un cerveau autiste qui invente son langage pour essayer de communiquer. 

J’écris ce billet deux jours après. Les images incubent encore en moi, me nourrissent de leur souvenir. Inspirations. 
L'album photo: https://photos.app.goo.gl/TMM4rbp5f45oR8ZN6

                                                          HAKUNOGAWA





                                                         Ichiro YOSHIDA



                                  Shogo HARAZUKA, Villes connectées, détails



                                                       Yuki TSUKIUCHI



                                                            Haruka Mori



                           Norimitsu KOKUBO, Panorama du monde, 1995, détails



                                         Noriyuki Katsura, né en 1978, Osaka




mardi 8 janvier 2019

New York 1882, à maintes reprises...



Le voyage de Simon Morley de Jack Finney (Folio SF) 1970, traduit de l'américain par Hélène Collon.





Quel magnifique et prenant roman ! Il nous transporte d’une manière incomparable.

Simon Morley témoigne de son aventure à la première personne. Il y a un humour léger chez ce jeune homme qui regarde sa vie monotone sans trop se prendre au sérieux. Il va être mêlé à un projet gouvernemental : reconstituer un lieu pour oublier le présent et s’introduire par l’esprit dans le passé.

C’est peut-être la manière ultime de voyager dans le temps : par l’état de conscience modifié, aidé par une mise en condition particulière. Et découvrir la grande ville cent ans plus tôt, radicalement différente. On sent que l’auteur, animé par un souci d’exactitude obsessionnel, a aimé lui-même s’immerger dans les rues du New York de 1882 et nous faire revivre ces vies si différentes. Il a poussé son imagination jusqu’à décrire les différences de physionomies, d’attitudes et de comportements des hommes et femmes avec ceux de notre époque, qu'il trouve plus tristes. Les crachoirs tiennent une grande place, les hommes portent tous la barbe, les femmes ont des robes longues et n’ont pas la même liberté que cent ans plus tard. Des milliers d’enfants dorment dans les rues glaciales la nuit; les deux guerres mondiales ne sont pas advenues.



source de l'image: article wikipédia Dakota buiding 

Ce que j’ai préféré, ce sont les passages entre les époques. La présence rassurante du Dakota, les paysages de neige qui font silence, la découverte d’un monde de traîneaux tirés par des chevaux, la masse d’information qui sature les esprits des voyageurs du temps (dans les deux sens). C’est drôle, j’ai beaucoup pensé à W.G. Sebald en lisant ce roman d’aventure. Ça tient aux reproductions en noir et blanc, photographies anciennes et dessins mais aussi aux minutieuses descriptions pour faire revivre un monde disparu et la mélancolie de réanimer des moments évanouis dans la tombe.

Ce qui suit dévoile l’histoire :

Simon Morley, graphiste sans histoire, est sélectionné pour une expérience mystérieuse qui va, lui dit un affable visiteur nommé Rube Prien, changer le cours de sa vie. Comme sous une influence inconsciente, Simon démissionne de son agence de publicité et se rend à l’entrepôt de déménagement Beakey qui sert de paravent aux services secrets pour l’expérience proprement dite. Là bas, il entend parler en français médiéval, il voit un soldat allemand combattre un soldat français, une femme danser du charleston. Il surplombe des décors reconstitués comme dans un immense théâtre.


Il fait aussi la connaissance du Professeur Danziger, le directeur du projet, un homme de 68 ans au physique impressionnant. Il vient d’arrêter de fumer car il veut vivre le plus longtemps possible pour le projet de sa vie. Le professeur Danziger lui dit ce qu’il espère prouver: inspiré par les théories d’Einstein, le passé serait toujours présent, en simultané, mais caché. Et les endroits inchangés, intemporels, pourraient briser les millions de fils invisibles mentaux qui agrippent l’humain à son réel d’aujourd’hui pour le plonger dans une autre époque...Ce lieu, pour Simon, ce sera le Dakota, un immeuble dont la vue sur Central Park est identique à celle de 1882. Cette date est liée à un évènement mystérieux du passé de Katerine Mancuso, la femme qu’il fréquente, avec qui il va peut-être se marier.






Nous suivons le conditionnement de Simon Morley, apprendre le vocabulaire de l’époque, scruter de vieilles photos, s’initier à l’auto-hypnose.


Puis Simon investit son appartement du Dakota où il vit sans sortir à la façon d’un homme du siècle précédent. Un soir, le docteur Rossoff l’hypnotise et s’en va. Simon sort dans un paysage de neige, silencieux, hors du temps. Un couple apparaît sur un traîneau, rire dans la nuit. Avant de se coucher, Simon note que les fenêtres du Muséum d’histoire naturelle sont éclairées.

Or, en 1968, on ne peut plus les voir, elles sont cachées par des immeubles. Ce détail prouve qu’il s’est bien rendu dans le passé !

On passe à l’étape supérieure. Kate s’invite de façon clandestine dans l’expérience. Et un jour, après être entrés dans une transe qui leur fait effacer le présent, ils pénètrent dans le passé de 1882...Ce sont des moments lents et suspendus qui rendent le roman magnifique. Découvrir la 5è Avenue, étroite, sans building, des pelouses autour des maisons. Monter dans une diligence et rencontrer pour de vrai des gens du passé, enterrés depuis longtemps, un homme qui respire, une femme marquée par la variole. Voir et entendre une voiture de pompier tirée par des chevaux. Prendre un cab et regarder les rues qui défilent, noter les différences entre les époques. Sarah est obligée de fermer les yeux car la surcharge d’informations, de sensations, est trop forte.
Les crachoirs sont omniprésents dans le bureau de poste où ils se rendent car les hommes chiquent et crachent un peu partout. Ils voient un homme bedonnant et noir de poil qui poste une lettre qui provoquera plus tard un suicide, avec sa formule mystérieuse à propos d’un feu de l’enfer...

Ils reviennent par le métro aérien tiré par une locomotive fumante. Dans l’appartement du Dakota, au chaud, ils se remémorent ce qu’ils ont vécu.

Retour en 68. Pour vérifier qu’il n’a pas modifié le cours du temps, on le fait longuement débriefer. Ils sont rassurés: il n’est qu’une brindille dans le fleuve du temps...

Simon repart en 1882, seul. Il prend une chambre dans la pension de famille où vit l’homme de la Poste. Il fait connaissance avec Tante Ada, sa nièce Julia et le jeune Félix, féru de photographie tout juste naissante.
Après le dîner il essaie de participer du mieux qu’il peut aux jeux, comme celui des tableaux vivants, aux chants. Il se produit un malentendu quand il esquisse le portrait de Julia sur une fenêtre givrée. Les gens de cette époque ne sont pas habitués aux représentations tronqués.

Et puis il fait la connaissance avec le terrible Pickering, autoritaire, futur fiancé de Julia, qui manque de lui casser les doigts en lui serrant la main.

Le lendemain, Simon, qui se fait passer pour un provincial, visite le New York de 1882 guidé par Julia. Il voit la main de la Statue de la Liberté sur une place, des bébés drogués sur une balançoire, un génie de l’arithmétique...
« Par ailleurs, je n’avais jamais autant vu de boiteux ou d’individus affligés de handicaps divers, sans compter ceux qui s’appuyaient sur des béquilles, ceux dont le visage était constellés de cicatrices de varicelle ou enlaidi par des taches de naissance.» 298

Simon et Julia partent chacun de leur coté. Simon assiste au rendez-vous de Pickering et Carmody et se cache pour écouter leur conversation. Pickering, modeste employé, a découvert que Carmody avait fait fortune en vendant du marbre qui n’a jamais été livré. Il le fait chanter: il doit lui donner 1 million pour lundi soir sinon, il révèlera ses méfaits.

De retour à la pension, Simon fait ses adieux à Julia et Tante Ada. Mais il a promis de faire le portrait de Sarah...Pickering, en revenant, assiste à la scène. Fou de colère, il va se faire tatouer le prénom de Julia sur le torse.

Simon revient au Dakota qui est pour lui une sorte de sas entre les époques. 

« Et je me suis à nouveau engagé dans les allées, sous les réverbères régulièrement espacés, prenant vers le nord-ouest à travers les jardins immuables; bientôt j’ai aperçu devant moi la masse hérissée de pignons du Dakota, avec ses fenêtres éclairées au gaz, puis la lueur palpitante des bougies et des lampes à pétrole dans les fermes en contrebas. »

En 1968, Danziger est prêt à sacrifier l’expérience de sa vie car un autre voyage dans le temps a entraîné la disparition d’une personne : elle n’a tout simplement pas existé. Les autres refusent car il y a des millions de dollars engagés par le gouvernement. Danziger démissionne. Un peu honteux, Simon Morley veut lui aussi continuer à aller dans le New York de 1882, et revoir Julia...

Cela devient presque une routine pour lui de voyager dans le temps. Ce soir-là, il découvre les rues de New York envahies par les traîneaux et un Pickering heureux qui les emmène glisser dans la ville enchantée. Simon se dit qu’il n’a jamais été plus heureux....Mais il apprend que Julia s’est fiancée à Pickering. Dépité, il va marcher dans la tempête de neige. Le roman nous offre une belle scène gratuite. Simon adresse la parole à un conducteur de diligence qui lui décrit ses conditions de travail: 14 heures par jour sur un siège dans l’air glacé, interdiction de s’asseoir pour ne pas s’endormir, pour un dollar par jour...Mais il continue pour ses enfants qui au moins ne dorment pas dehors comme tous ces orphelins dans les barges à foin au bord du fleuve.
Allez donc faire un tour à cette heure-ci sur les bords de l'East River, et éclairez de votre lanterne les barges à foiin qui y sont amarrées par centaines, sur le rivage et sur les quais. Vous verrez les gosses; on dit qu'ils sont des milliers, et je crois qu'on a raison, encore qu'il n'y ait pas moyen d'en être sûr. Roulés en boule dans les petits nids qu'ils se creusent dans la paille. ET certains n'ont pas encore cinq ans ! Alors c'est pour les miens que j'ai appris à supporter le froid. Parfois, je me réchauffe en avalant une lampée de whisky, mais avec la réaction, je trouve qu'on a encore plus froid qu'avant.


Le lendemain, après avoir photographié New York sur plaques sensibles, Simon trouve le moyen de s’introduire dans le bureau de Pickering en copiant une clé. Le soir, il dit à Sarah qu’il est détective privé et que Pickering est un maître-chanteur. A minuit, ils vont se cacher dans le bureau dans un endroit où on a découpé le plancher pour construire un ascenceur.


La rencontre entre Pickering et Carmody se passe très mal, le financier n’a apporté que 10 000 dollars, il assomme Pickering avec le pommeau de sa canne et entreprend de trouver les preuves dans les classeurs archivés. Mais Pickering les a disposés selon un code précis connu de lui seul et Carmody s’épuise. Tout comme Simon et Sarah, pris au piège dans leur réduit inconfortable qui donne sur le vide.


L’allumette d’un cigare, Carmody qui fait brûler des feuilles et puis le feu qui prend dans la cage d’escalier en travaux...Simon et Sarah se dévoilent et s’enfuient. Il est presque trop tard. Il sortiront de l’immeuble en flamme grâce à l’enseigne suspendu du New York Observer, en passant dans un immeuble suspendu.

C’est le le moment de bravoure et de drame du roman: l’incendie de cet immeuble délabré et les gens pris au piège, les pompiers de l’époque, un acte de bravoure de Simon qui sauve Ida Small.

Plus tard après le drame, Simon et Julia trouvent une empreinte dans la neige qui montre que Carmody aurait survécu...

Mais leurs mésaventures ne sont pas terminées. Ils sont arrêtés par le terrible Byrne, le chef de la police de New York, corrompu et aux ordres des puissants. Ils sont pris en photo et interrogés. Ils vont chez Carmody, gravement brûlé, entouré de bandages qui les accuse d’avoir volé l’argent qu’il apportait et d’avoir mis le feu. On a trouvé des liasses de billets dans la chambre de Simon.

En sortant, Byrne leur dit de partir et de rester à disposition de la police. Dès qu’ils se sont éloignés de quelques mètres, il crie que les prisonniers s’évadent et on leur tire dessus. Ils sont traqués dans New York, les agents de police ont leur photo, également affichée dans le journal. Ils finissent épuisés par s’endormir dans l’escalier de la main de la Statue de la Liberté. Leur situation semble sans espoir. En serrant très fort Sarah contre lui, Simon entre en hypnose et réussit à l’emmener dans son siècle.

Sarah découvre New York et ses building du haut de la Statue de la liberté. Les voitures, la télévision qui la fascine, des nouveaux vêtements. Simon fait son rapport à Rube Grabe et Esterhazy. On lui demande d’aller encore plus loin. Il doit modifier le passé pour que Cuba devienne une province américaine en 1968. Castro n’aura jamais existé, ni la crise des missiles. Il feint d’accepter.

Sarah est déjà retournée dans le passé. Elle a deviné que c’est Jake Pickering qui a survécu et qu’il se fait passer pour Carmody. Ils ont donc un moyen de pression sur lui...

Et puis intervient le twist final...Simon détourne l’attention d’un jeune homme de 25 ans en lui demandant du feu. Le jeune homme ne croisera pas le regard de la jeune fille qui passe à coté de lui, ils ne tomberont pas amoureux, ils n’auront pas d’enfant et donc l’expérience des entrepôts de déménagement n’aura pas lieu...Simon s’est souvenu d’un récit de Danziger... Et le lecteur a envie de revenir en arrière pour retrouver ce moment...Simon se dirige vers Grammercy street ou Julia et Tante Ada l’attendent. Il a choisi son époque, celui de la femme de sa vie.

mercredi 2 janvier 2019

La parole manipulée


Philippe Breton La parole manipulée ( La Découverte) 1998

Panneaux dans les rues, pub à la télé, communication politique :  la publicité et le marketing sont tellement dilués dans notre réalité qu’on ne les questionne plus. 
Le mérite de Philippe Breton dans son essai de 1998 est d’abord de nous rappeler que c’est une invention récente dans l’Histoire.
A l’époque du livre, les faux charniers de Timisoara, la propagande américaine lors de la Première guerre du Golf ont réveillé les consciences quelques mois...Et puis on est passé à autre chose. 

L’auteur remonte l’histoire. Durant la démocratie athénienne, une révolution mentale se produit: la fin de la vengeance privée. Le droit s’élabore avec les tribunaux. 

L’argumentation devient donc un outil décisif pour remporter la bataille de la parole. On invente la Rhétorique.  Elle comprend plusieurs parties: l’exorde est chargée de calmer le peuple, les orateurs ont des cahiers d’exordes remplis de formules, puis il y a la discussion, la péroraison. 

Bientôt deux visions s’affrontent: celles de l’efficacité - certains orateurs se vantent de pouvoir défendre une chose et son contraire- et celle de l’éthique. Comment gagne-t-on ? Par des techniques de manipulation ou par la sincérité ?

L’auteur s’intéresse à la façon dont l’argumentation se technicise: comment crée-t-on de la désinformation, quelles sont les étapes de la propagande (simplification, grossissement, orchestration, transfusion et contagion - Domenach) .  
« Jacques Ellul montre bien comment, lors de la Première guerre mondiale, se met en place aux Etats-Unis une technicisation de la parole destinée à convaincre. Le CPI est un organisme de propagande pure chargé de maintenir le moral, d’accroître la capacité de la guerre psychologique, d’assurer la diffusion des idéaux américains à l’étranger, dans tous les pays du monde.... »p.68
En 1932, Goebbels se vante de reprendre les techniques de la publicité américaine...

Ensuite Breton passe en revue les techniques de manipulation. Celle des affects: le Pied-dans-la-porte étudié en psychologie sociale par Joule et Beauvois. 

On utilise une belle femme pour rendre sexy les cachous...

Il y a aussi une façon de piéger les mots avec la sémantique. Un exemple qui nous parle en notre période de Gilets jaunes: 
Page 111 : « Un certains nombre de force anti-émeutes utilisent des balles de caoutchouc. On s’étonne parfois qu’elles puissent blesser gravement ou même tuer. En fait il s’agit de billes d’acier enrobées d’une couche de caoutchouc. Le mot est enrobé de façon à cacher sa réalité bien tangible. »
Il cite la Programmation neuro-linguistique où une personne se synchronisant par la respiration parvient à vendre son produit. Il note que cette discipline s’est développée en dehors de l’université, en circuit fermé, ce qui a permis sa marchandisation à plusieurs niveaux. 

 Il rappelle les campagnes de désinformation en temps de guerre (le cadavre de soldat anglais porteur de fausses informations sur un débarquement en Sicile pendant la Seconde Guerre Mondiale- les Kabyles libérés porteurs de faux documents pendant la guerre d’Algérie)...

Après avoir montré les différents modes de manipulation de la parole, par recadrages, mensonges, jeux sur les mots et les phrases, l’esthétisation des messages, l’auteur passe aux cas pratiques. 
Il analyse une interview télévisée de Jean-Marie Le Pen, l’épouvantail de la politique des années 80 et 90. Deux colleurs d’affiches du Front National ont abattu un jeune comorien d’une balle dans le dos. A partir de ce meurtre injustifiable, Breton détaille les figures de style du discours de Le Pen qui arrive à se faire passer pour une victime du système. Comme c’est à la télévision, cela va vite, on ne peut pas corriger. 

Ensuite, ce sont des pages saisissantes (149) sur la façon dont l’industrie du tabac a formaté les foules dans les années 60 pour lui faire croire que le tabac n’était pas mauvais pour la santé.  En 1950, les ventes de tabac commencent à baisser parce que sortent les premières études sur sa nocivité. Alors les industriels réagissent: ils s’inspirent d’études de psychologie sociale pour orienter leurs messages: on fait croire que la clope est virile pour les hommes (Le cow boy Marlboro ) et un signe d’émancipation pour la femme.  La parole manipulée a un effet sur la santé publique: les ventes de tabac augmentent jusqu’au milieu des années 80. Le pic de mortalité du tabac sera atteint en 2025 en France avec une projection de 160 000 morts (projection de 1998). 


Bien sûr, les gens instruits de ces techniques de manipulation peuvent les ignorer. Mais Philippe Breton se demande si se boucher les oreilles, fermer les yeux, ignorer la publicité ne conduit pas à se couper des autres et à l’individualisme. 

Dans les derniers chapitres, Philippe Breton s’étonne de la disparition de la rhétorique. Elle aurait permis de comprendre les techniques de manipulation. 

La propagande s’inspire d’abord des expériences de Ivan Pavlov qui a montré dans son laboratoire comment on peut automatiser les réflexes chez l’humain, conditionner son comportement. Puis ce sont les études psychanalytiques et sociologiques des années 50 qui seront utilisées par les publicitaires pour élaborer des messages performants (techniques de manipulation mentale). Enfin, cette technicisation de la parole manipulée culmine avec les services de communication qui se sont développés un peu partout dans les années 80. 

Dans les dernières pages, l’auteur va plaider pour que ces techniques de manipulation soient apprises à l’école, à la faculté. Le citoyen doit savoir décoder une publicité télévisuelle en se posant des questions. 
« Ce que l’on regarde à la télévision n’est pas le spectacle d’une réalité existant en dehors de nous, mais un message construit qui s’adresse à nous. Dès lors les questions à poser deviennent évidentes et productives : 

  •  Que veut-on nous dire  
  • Comment nous le dit-on
  • A quelle part de nous s’adresse-t-on ? »


La manipulation est-elle éthique ? Est-elle l’arme des démocraties ou un exercice de coercition des individus ? Est-elle l’arme des faibles contre la violence ? Autant de questions qui restent ouvertes. Mais Philippe Breton, en 1998, s’étonne du peu de résistance et de réactions qu’elle suscite. Il faut se défendre, s’armer d’outils intellectuels insiste-t-il. 

Livre court dont la densité et la diversité des sources incite à le lire lentement. 
Il me donne envie d’étudier et de lire plein de livres et d’articles qui ont servi à l’auteur et dont je me fais une liste pour ne pas oublier. 


jeudi 20 décembre 2018

Les Manipulations de l’information






J.-B. Jeangène Vilmer, A. Escorcia, M. Guillaume, J. Herrera, Les Manipulations de l’information : un défi pour nos démocraties, rapport du Centre d’analyse, de prévision et de stratégie (CAPS) du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères et de l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM) du ministère des Armées, Paris, août 2018. 

En lisant ce rapport, on a presque l’impression que la Guerre Froide n’est pas terminée...Elle se continue avec les outils numériques qui démultiplient la vitesse de contamination...Quand le KGB lance la rumeur (opération INFEKTION) que le SIDA est une création du Pentagone, elle met quatre ans à se répandre. Aujourd’hui il ne faut que quelques heures pour lancer une « fake news » grâce aux réseaux sociaux. 

Si les médias officiels, avec leurs qualités et leurs défauts, meurent, nous entrerons dans une ère d’anarchie où nous ne saurons plus démêler le vrai du faux... 

Le rapport est rédigé par des experts en stratégies militaire et nourri de multiples sources bibliographiques, papier et web qui méritent elles aussi d'êtres suivies, explorées.

Histoire des rumeurs et des manipulations
Déjà de son temps, Platon opposait la Vérité à la Conviction dans son combat contre les Sophistes. 
En 1921, l’historien Marc Bloch étudie les fausses rumeurs dans les tranchées de la guerre de 14 nourries par une presse aux ordres. 

Le rapport commence par choisir le terme de Manipulation de l’information contre « fake news » trop galvaudé ou « guerre hybride », trop flou. 

Les rumeurs et manipulations sont politiques et économiques. Il souligne leur nocivité. Exemple en Birmanie où elles conduisent au génocide des Rohinghya, ou à des pendaisons en Inde. p.23. En Allemagne, l’affaire Lisa a exacerbé les sentiments contre les minorités.

Il montre aussi que la fabrication de la rumeur est un business. En Macédoine, à l’époque de l’élection de Donald Trump, des adolescents connectés se faisaient beaucoup d’argent en relayant les informations. Les systèmes mafieux de réseaux de bots facturent leurs services.  

Pourquoi ça fonctionne. 
Les fausses informations utilisent les mêmes biais cognitifs que la publicité: on lit ce que nous plaît, ce qui va dans le sens de nos croyances. C’est ce qu’on appelle le « biais de confirmation ». De plus, nous sommes surchargés d’information, ce qui nuit à la prise de décision. Bien que discrédités, les médias traditionnels ont un rôle à jouer en décryptant l’information, en se montrant encore plus sérieux. 

De plus, les réseaux sociaux et les moteurs de recherche utilisent des algorithmes qui ciblent les centres d’intérêt des internautes et enferment ceux-ci dans une bulle attentionnelle.
«Cela crée aussi un phénomène d’"information en cascade" : les utilisateurs relaient les informations postées par leurs proches sans nécessairement les vérifier ou même questionner leur validité. Plus l’information sera partagée, plus on tendra à lui faire confiance et moins on exercera son esprit critique . Cela favorise les contenus les plus divertissants ou scandaleux car ils sont les plus susceptibles de nous faire réagir, indépendamment de leur véracité ». 
Les États ont du s’organiser. L’Indonésie a du déclarer la guerre aux fake news qui ciblaient les chrétiens chinois, en diffusant de fausses rumeurs. Dans une population faiblement cultivée, cela entraînait des violences sur les minorités. 
Le rapport cible ensuite les propagandes d’états à états. La Chine a fait un gros travail d’ingérence sur les pays voisins en achetant des médias, en attirant des personnalités, en vendant des suppléments dans les journaux . L’Australie et la Nouvelle Zélande ont du s’organiser et se prémunir contre cette influence. p. 63, ingérence chinoise en Australie. 
La Russie, ou plutôt le Kremlin, occupe une grosse partie du rapport. Il y a une longue tradition soviétique à la désinformation, avec des faux experts, des photos retouchées, des documents contrefaits. Autrefois, c’était par idéologie, aujourd’hui, le but est d’affaiblir l’occident. Désorganiser son économie. Elle assume son étrange "usine à trolls" baptisé Internet Research Agency dédiée à la propagande numérique. 
Exemple de méthodes: aider les minorités ou des nationalistes en flattant des opinions extrêmes qui ne se sentent pas représentés, cibler les institutions et les décrédibiliser. Créer des fausses nouvelles en finançant des chaînes de propagandes comme RT (RussiaToday) ou Sputnik.
Page 85 du rapport

Les pays baltes, l’Ukraine, la Finlande et la Suède, premiers visés et "laboratoires" en quelques sorte pour les Russes, n’ont pas été pris assez au sérieux par les autres pays européens. Les moyens de défense performants qu’ils ont développé contre les ingérences russes peuvent néanmoins nous servir d’exemple. L’université de Lund en Suède par exemple. Le rapport cite aussi le rapport d’une chercheuse finlandaise, Jessika Aro sur les trolls « The Cyberspace War: Propaganda and Trolling as Warfare Tools », European View, 10 mai 2016 46 RSF, Online Harassment of Journalists: Attack of the trolls, 2018 

Quel comportement adopter à propos des trolls. 
Ignorer ? On ne le peut que si la menace est faible. Répondre et expliquer ? Il y a le risque de nourrir l’information. On peut contre-attaquer. Tout cela est coûteux en temps.
Le rapport analyse l’échec des Macron Leaks. L’équipe de campagne était bien préparée, la presse française est sérieuse et vérifie l’information, il n’y a pas de tabloïd comme en Angleterre. Les auteurs citent aussi le cartésianisme et l’esprit critique français. Mais au fond, la vraie raison, ce pourrait être notre faible niveau en langues étrangères. 

Le rapport nous fait découvrir des sources à explorer: le rapport du diplomate français Boris Toucas sur l’ingérence Russe dans les élections américaine qu’on peut télécharger en pdf, 30 pages qui se lisent comme un roman. Le site Bellingcat, créé par le fascinant Elliott Higgins, cet analyste autodidacte qui en visionnant des vidéo YouTube a pu mettre en cause un tir de missile russe dans l’affaire de la Malaysian Airlines. 

Le rapport avance des solutions pour lutter contre les manipulations de l'information : 
- Les journalistes, importance d’une presse aguerrie qui sait décrypter les rumeurs, les photos diffusés sur les réseaux sociaux. Il pointe le problème de la décrédibilisation des médias. 
- L’éducation, poser les graines pour l’avenir. Faire comme si c’était un jeu: on montre une fausse information aux enfants et on leur apprend à déconstruire. Comprendre le succès d’une fausse information en sollicitant son propre esprit critique: pourquoi suis-je attiré par cette nouvelle ?
- Une bonne coopération entre les états. 
- Importance de l’humour pour intéresser et récupérer la force de l’adversaire. Nombreux exemples suédois, finlandais, les tribus d’elfes en Lituanie. Le site euvsdisinfo.eu  est un exemple. 
L’avenir, quels risques ? 
- Les cables sous-marins et les satellites vont devoir être surveillés car ce sont eux qui véhiculent l’information...Les réseaux sociaux fermés. L’Afrique et le Maghreb où la Russie commence déjà à disséminer l’idée que l’Europe les méprise. 
Quiconque aurait dit, il y a dix ans, que les grands réseaux sociaux qui venaient d’être créés (Facebook en 2004, Twitter en 2008, Instagram n’existait pas encore) auraient autant d’effet sur la vie de milliards de personnes et feraient partie d’un problème informationnel massif menaçant nos démocraties, aurait eu du mal à être cru. Il est donc difficile d’imaginer ce qui, dans dix ans, façonnera nos relations sociales et nous posera les problèmes les plus importants.  

vendredi 14 décembre 2018

LE MEURTRE DU COMMANDEUR, LIVRE 1 HARUKI MURAKAMI


Le Meurtre du Commandeur, livre 1, Une idée apparaît de Haruki Murakami (Belfond) 2018. 





Lien: Critique du Livre 2 

Le narrateur, peintre-portraitiste de métier, est quitté par sa femme avec qui il est marié depuis 6 ans. Il part sur les routes avant de se voir prêter une grande maison isolée par un ancien condisciple des Beaux-arts. Dans cette vallée entourée de montagnes, il fait la connaissance du mystérieux Menshiki qui lui demande de faire son portrait. Une nuit, les insectes se taisent et une mystérieuse sonnette résonne dans le bois proche de la maison, où il y a un sanctuaire...

Le narrateur nous raconte sa vie récente et partage son quotidien le plus banal, les marques de voitures, sa nourriture, les routes, les trajets, le nom des lieux, la météo. J’ai aimé l’inquiétante étrangeté qui s’immisce dans ce quotidien tissé par la répétition des jours. C'est comme une palpitation sourde. On se sent un peu comme dans un film de David Lynch. Il y a des mystères: une clochette qui sonne dans la nuit, un homme riche et sans âge qui fait une proposition étonnante et semble avoir un dessein caché, l’inquiétant homme à la Subaru blanche, un hibou dans le grenier....

Les physiques des personnages sont souvent décrits avec une précision clinique: la chevelure blanche de Menshiki, l'espacement des yeux d'une femme, la taille de sa poitrine. Le narrateur partage également le sentiment qu’ils lui procurent. Cette façon de percevoir autrui est très importante puisqu’il peint des portraits. 

Intimité du rapport à l'art: Murakami nous montre un créateur devant la toile blanche, le processus inconscient, le questionnement qui précède la naissance d'une idée, la forme sur la toile. Le portraitiste s'affranchit de sa technique rodée qui lui assurait ses honoraires pour devenir un artiste qui crée quelque chose de nouveau. Tout comme le commandeur disparaît dans une sorte de tremblement flou les idées peuvent surgir d'une association d'esprit.

Et en même temps, on est saisi d’un doute, ce mystère paraît tellement fugace, l’écriture semble blanche, descriptive plus que suggestive. Mais je n’oublie jamais que c’est traduit du japonais, d’idéogrammes, ce n’est pas le même monde littéraire. 


  • RÉSUMÉ au fil de la lecture, au jour le jour. Ce qui suit révèle l’histoire !


Une villa , des vallées

Ce sont des images qui naissent devant nous: nous voyons un cottage, une vallée avec une montagne. On nous décrit une maison avec le soleil derrière et la pluie sur le devant (ou l’inverse, c’est au début du roman). Un homme raconte qu’il est devenu portraitiste pour des hommes fortunés afin de gagner sa vie. Avant, il peignait des toiles abstraites. Il se demande s’il pourrait le refaire, si le feu sacré ne l’a pas abandonné. 

 Dès le début du roman, on est frappé par cette facilité de la fiction qui permet de vivre une vie différente. Le peintre a un ami qui lui prête sa maison. Il a des relations intimes avec deux femmes mariées qui viennent aux cours de dessins qu’il donne dans la vallée. Il a suffisamment d’argent de coté grâce à son talent de peintre qui sait mettre quelque chose de vivant dans ses portraits. La fiction se déroule dans un monde idéal où se produit une péripétie : sa femme veut qu’ils se séparent parce qu’elle a fait un rêve...Il quitte leur appartement commun et part sur la route dans sa vieille Peugeot asthmatique.

Le peintre roule vers la mer du Nord, il se souvient de sa rencontre avec cette femme (Yuzu), de sa ressemblance avec sa jeune soeur décédée à 12 ans.

Le narrateur arrive au bout de son errance automobile, sa Peugeot a rendu l’âme et il rentre en train sur Tokyo. Il va rassembler ses affaires dans son ancien appartement. Il se souvient des années paisibles avec son épouse qui travaillait tard dans son cabinet d’architecte. Il sonde le silence dans son ancien appartement. Il se sent observé comme par une caméra. 

Le hibou dans la maison vide
Et il accepte la proposition d’habiter une maison vide et isolée en montagne, sans aucune connexion. Son propriétaire, un peintre célèbre, le père de son ami, est un vieil homme qui a perdu la raison. 

Le narrateur fait des recherches sur ce peintre. Il s’interroge sur sa conversion artistique au cours des années de guerre au Japon. Il apprend son changement de personnalité, le mauvais souvenir que garde de lui son fils. Un père uniquement préoccupé par son oeuvre. 

Dans la maison, il entend des bruits au-dessus de sa tête. Il accède au grenier par une trappe et découvre un hibou endormi. Et un tableau enveloppé et protégé qu’il parvient à descendre. 

C’est le Meurtre du Commandeur. Il décrit minutieusement cette oeuvre violente, sanglante, impressionnante, inspirée par le Don Giovanni de Mozart. 

Il vit dans cette maison vide et silencieuse selon des rituels immuables. Il voudrait créer, peindre, mais il n’y arrive pas. Il se sent vide. 

Une femme mariée vient parfois le rejoindre pour des relations charnelles et ils se donnent du plaisir mutuellement. 

De l’autre coté de la vallée, une villa moderne, rectangulaire et blanche attire son attention. Il se demande qui vit là-bas, il pourrait presque saluer son occupant qu’il distingue au loin.

Et puis son agent l’appelle. Un mystérieux client l’a choisi pour qu’il fasse son portrait. C’est ainsi qu’il va rencontrer son voisin de l’autre coté de la vallée. 

C’est un homme élégant et sportif aux cheveux blancs qui se nomme Menshiki. En échange d’une somme pharamineuse, il devra réaliser son portrait. 

Il essaie de s’informer sur lui. Internet ne donne rien et la « rumeur de la jungle » comme l’appelle sa maîtresse dresse le portrait d’un homme qui protège sa vie privée. Chez lui, il y aurait une pièce fermée à clé où on ne doit pas faire le ménage, où on ne doit pas entrer, comme pour Barbe-bleu...

Le narrateur se souvient de sa petite soeur au coeur défectueux, arythmique, ses seins naissants et sa mort brutale au retour du collège. Son corps enfermé alors qu’il l’aurait voulu allongé dans les herbages. La cendre où on récupère les os avec des baguettes, sa claustrophobie et sa famille qui se délite. 

Il commence le portrait de Menshiki qui pose devant lui et avec qui il converse. Il bloque, comme s’il était empêché par un secret chez son modèle. 

La clochette dans le sanctuaire
Une nuit, le narrateur se réveille. Le silence l’étonne: les insectes ne font plus de bruit. Un son de clochette se fait entendre quelque part à l’extérieur. 

Il prend une torche, descend les sept marches de pierre et se dirige vers le bois d’où provient le son. 

« Quand j’entrai dans le bois taillis, les rais de lune furent masqués par les frondaisons denses et touffues au-dessus de ma tête, et soudain tout devint sombre. »

Il y a un sanctuaire protégé par de lourdes pierres d’où semble venir le son de la clochette. Il rentre chez lui, il se verse un whisky et observe la vallée. Chez Menshiki tout est éteint. Il s’endort vers 1h30 alors que les insectes ont repris leur activité et que la sonnette ne résonne plus.  

L’épisode se répète la nuit suivante. 

Après son travail où Menshiki a pris la pose « comme un expert en pratiques ascétiques », il lui parle de ce phénomène. Intrigué, celui-ci lui propose de venir la nuit pour être sûr que ce n’est pas une hallucination. 

Au cours de cette veille, Menshiki lui parle de son goût profond pour la solitude. Il a eu tout de même une liaison autrefois avec une femme, ils ont eu un dernier rapport sexuel passionné, sur le canapé de son bureau avant qu’elle n’épouse un autre homme. «  Je ne peux vivre que seul....Elle s’est mariée avec un homme bien plus proche de la normalité que moi.»

Mais il a appris longtemps après qu’une enfant était née neuf mois après leur rupture...La femme est morte piquée par un essaim de guêpes. 

La clochette se met à sonner. Le narrateur n’a donc pas rêvé... Menshiki décide de prendre les choses en main et de creuser sous le sanctuaire pour vérifier que personne n’appelle au secours. 

Tout est vite décidé. Une pelleteuse et des ouvriers se mettent à creuser tandis que les deux hommes sont à la maison. Menshiki écoute Mozart, le narrateur prépare une sauce tomate avec des oignons, de l’ail. 

Sous les grosses pierres, et « sous un crachin imperceptible qui ne nécessite pas de parapluie» ils ne trouvent finalement qu’une clochette. Pas de bonze momifié réveillé d’un long sommeil comme dans un récit dont Menshiki a apporté un exemplaire au narrateur. Un livre où des évènements similaires se produisaient. 

La clochette est placée dans l’atelier du peintre. 

Son travail sur le portrait prend un nouvel élan. Il réussit à traduire en couleurs ce que lui évoque Menshiki, le vert, un orange. 

Il se passe des choses mystérieuses dans l’atelier. Il a l’impression qu’on a déplacé son tabouret pendant une absence de cinq minutes. Il voit alors le visage sur le tableau selon deux angles différents. Il trace des signes à la craie sur le sol pour passer d’une position à l’autre. Menshiki lui semble être deux êtres séparés à rassembler. Et une voix mystérieuse lui chuchote des conseils au point de douter de sa raison...

Entretemps, il a une relation sexuelle par téléphone avec sa maîtresse. 

Le lendemain, face à la toile où il manque quelque chose, il se demande pourquoi il n’a pas pensé à la chevelure blanche de Menshiki, toujours impeccablement coiffée et il jette le blanc sur la toile. 

Puis il médite devant la peinture terminée, une forme de satisfaction l’envahit mêlée à l’étonnement d’avoir produit quelque chose de nouveau, comme s’il avait débloqué quelque chose en lui. 

Le bruit de la Jaguar de Menshiki qui monte chez lui le surprend dans ses pensées et il se souvient de leur discussion au téléphone. 

Ils se rendent au sanctuaire et Menshiki lui demande de le laisser enfermé dans le trou de 3 mètres, dans le noir, juste armé de la clochette qui doit lui servir de signal. Si jamais le narrateur l’oubliait ou était dans l’impossibilité de revenir, Menshiki serait condamné dans ce trou où on ne peut pas remonter...

Le narrateur revient vers la maison, se fait du thé, sommeille. 

Il revient vers le sanctuaire, appelle Menshiki, s’inquiète et se demande si l’homme n’a pas disparu. Puissance de la fiction qui nous fait nous identifier au narrateur et à nous demander ce qui se passe dans ce puits. 
Nombreuses descriptions précises du visage et du regard de Menshiki au fond de la fosse qui semble être passé par de nombreux états d’esprit . 

De retour à la villa, le narrateur confie à Menshiki qu’il a terminé son portrait et qu’il doute de sa réaction car le résultat est très subjectif. Menshiki passe de longs moment à observer la toile qui semble révéler une part obscure de lui-même, se déclare enchanté et emporte la peinture pas encore sèche bien arrimée sur le siège avant de sa Jaguar. 

Dans ce roman, pas de smartphone ou d’APN qui permette de garder une trace visuelle. A Masashiko fils comme à sa maîtresse, le narrateur ne peut montrer le tableau terminé puisque Menshiki l’a pris avec lui. 

La femme mariée, après leur passage au lit et leurs ébats, lui apprend (rumeur de la jungle) que Menshiki a passé plusieurs mois suspecté de fraude financière et a finalement été acquitté malgré la dureté du système d’investigation japonais. 

Souvenir du narrateur : sa seule expérience sexuelle après la séparation avec sa femme pendant son périple indéterminé dans la vieille Peugeot rouge. Une jeune fille de 25 ans dont il décrit le physique anonyme s’incruste à la table où il déjeune dans un restauroute. Elle a l’air poursuivie. Il lui fait le portrait d’un homme avec casquette de golf qui vient d’entrer dans le restaurant. Il semble être le propriétaire d’une Subaru blanche. 

La jeune fille autoritaire le conduit dans un love hôtel. Elle retire ses vêtements devant lui. Ils font l’amour, elle a quatre orgasmes, il éjacule deux fois. 

A son réveil elle a disparu. En allant manger un morceau dans le restoroute de la veille, il revoit l’homme à la Subaru blanche qui lui lance un regard signifiant « je sais ce que tu as fait, où, avec qui »...Ambiance à la Lost Highway. 

Un matin, levé tôt, face à une toile vierge, le zen de la toile, il trace une ligne verticale et commence le croqui de l’homme à la Subaru. Il travaille bien. 

Masashiko, fils du grand peintre, lui rend visite. Il a rencontré Yuzu, son ex-femme. Il se met devant la toile tout juste commencée et formule son ressenti. Il n’avait pas de talent propre mais avait toujours su juger avec pertinence et sans envie le talent des autres. 

Souvenir du narrateur ; il a treize ans, sa soeur en a 10 ils rendent visite à leur oncle, un célibataire très savant qui aime lire et randonner. Il les emmène à une grotte visitée par les touristes au Mont Fuji. 

Sa petite soeur, sa petite main chaude dans la sienne, se glisse dans un boyau étroit pour faire comme Alice dont il lui a raconté l’histoire à voix haute des centaines de fois. En revenant après avoir provoqué l’inquiétude de son frère, elle lui décrit une pièce toute ronde dans le noir absolu. Le narrateur est persuadé que la mort est entrée dans sa soeur ce jour-là...

A 1h30 du matin cette nuit-là, il est réveillé par la clochette qui est agitée dans son atelier. Il fait la rencontre avec le Commandeur, une idée qui a choisi de se matérialiser sous cette forme humaine. Le personnage s’exprime dans un curieux langage et tente lui expliquer qui il est...Puis elle s’évanouit progressivement. Le narrateur sombre ensuite dans le sommeil. 

Dans la matinée, nouveau face à face avec la « créature » qui commente son travail sur l’homme à la Subaru. 

Menshiki l’invite à dîner. Le narrateur lui demande s’il peut venir avec le Commandeur. Menshiki lui dit qu’il préparera une assiette pour lui. 

A 18h, ce jour-là, une limousine avec chauffeur vient chercher le narrateur. Le Commandeur qui se matérialise brièvement, lui recommande de l’ignorer quand il y a du monde car il est le seul à le voir...

Après les routes tortueuses pour passer de l’autre coté de la vallée, ils arrivent chez Menshiki dont l’habillement est décrit en détails. 

 Dîner succulent préparé par un chef et servi par un jeune homme à la beauté parfaite. 

Il y a une longue vue sur la terrasse. Menshiki lui confesse alors qu’il tente d’apercevoir Marié, une adolescente de 13 ans qui pourrait être sa fille. On comprend que la maison a été achetée pour la regarder de loin. Il lui demande de faire son portrait et le narrateur réserve sa réponse.  

Pendant un cours sur le croquis, le narrateur fait le portrait de Marié devant les autres élèves pour leur montrer. C’est une jeune fille très effacée qui parle peu. 

Souvenir du narrateur. La jeune fille de la ville côtière lui avait demandé de la frapper pendant l’amour et de l’étrangler avec le cordon blanc de sa robe de chambre. 

Au téléphone, Menshiki lui donne des informations sur Tamaharo et son séjour à Vienne. Un attentat aurait été programmé pendant l’Anschluss, une histoire d’amour et une exfiltration vers le Japon pour ne pas causer de scandale. Le narrateur repousse à deux jours (conseillé par le Commandeur) la décision de réaliser le portrait de Marié. 

Une semaine s’écoule pour le narrateur. Il y a maintenant deux tableaux qui le questionnent dans l’atelier. Le meurtre du Commandeur exposé au mur qui lui semble être comme un code à déchiffrer et le tableau de l’homme à la subaru blanche qui doit rester dans un état d’inachèvement. Et retourné contre le mur à cause du malaise qu’il suscite. 

Il signe et renvoit les papiers de son divorce. Il se souvient de leurs premiers mois de flirt. Yuzu sortait avec un homme beau et ennuyeux, disant de son goût pour les hommes beaux que c’était une maladie incurable. 

Il fait un cauchemar: il est dans la peau de l’homme à la Subaru blanche avec sa casquette de golf, un corps vigoureux habitué à l’exercice physique et il se voit suivre Yuzu et son amant, il l’étrangle en lui disant « tu ne dois plus me peindre ». 

Il donne son accord à Menshiki: il veut bien peindre Marié mais c’est une chose qu’il fait pour lui, parce qu’il en a envie, sans compte à rendre et se réservant le droit de ne pas montrer ce qu’il réalise. Menshiki accepte. Il organise la séance de pose avec son efficacité habituelle. 

Un dimanche matin à 10h, Marié et sa tante arrivent donc à la maison toute proche de la leur mais qui nécessite des détours, dans une Prius silencieuse. La tante est jeune, belle, bien élevée. Le narrateur compare les deux femmes. Marié reste concentré sur le tableau du Meurtre et fait sonner la clochette. Le narrateur se demande une fois de plus comment il a pu l’entendre de la villa. Après les politesses d’usage, le thé et les petits gâteaux, le narrateur et son modèle vont dans l’atelier tandis que la tante reste lire dans le salon. 

L’adolescente se révèle bavarde, s’inquiète de sa poitrine, n’hésite pas à poser des questions indiscrètes au narrateur, discussion très libre entre les deux, ils se font des confidences. Il fait trois croquis de la jeune fille, la base. 

Puis elle repart avec sa tante qui dit avoir aimé le moment de quiétude à lire sur le canapé. Après leur départ, le narrateur a le sentiment d’un vide. 

Le narrateur fait un compte rendu détaillé à Menshiki au téléphone. Il sent la tension de l’homme à l’autre bout du fil et imagine qu’il va passer une mauvaise nuit. 

Yuzu lui a envoyé une carte postale de remerciement avec un ours polaire sur une banquise. Il décide de ne pas lui répondre, trop de choses à raconter...