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vendredi 6 septembre 2013

Georges Perec, énumérer le réel

Georges Perec, Tentative d'épuisement d'un lieu parisien. Christian Bourgois éditeur.
Les 18, 19 et 20 octobre 1974, à diverses heures du matin, de l'après-midi ou en soirée, Georges Perec, écrivain français, a décrit ce qu'il voyait. L'endroit choisi: la place St Sulpice, à trois postes d'observation, le tabac St Sulpice, le café de la Mairie et sur un banc.
Place St Sulpice 2012
 Google Street View

« Mon propos dans les pages qui suivent est de décrire  ce que l'on ne note généralement pas, ce qui ne se remarque pas, ce qui n'a pas d'importance: ce qui se passe quand il ne se passe rien, sinon du temps, des gens, des voitures et des nuages. »
Le quatrième de couverture est trop lyrique:  « un regard,une perception humaine, unique, vibrante, impressionniste, variable, comme celle de Monet devant la cathédrale de Rouen. Les mille petits détails inaperçus qui font la vie d'une grande cité. »
Non, c'est juste une contrainte et un exercice amusant et/ou ennuyeux. Tout le monde peut le faire et peut apporter sa perception des choses, du décor. Mais c'est lui qui en a eu l'idée.
Ce qui me reste de ce très court texte: une impression de monde en mouvement (les autobus, les pigeons, le temps), une France de 1974 avec divers détails disparus, l'humour de Perec, je l'imagine avec sa grande barbe et son air amusé derrière la vitre d'un café. La fatigue de l'énumération entraîne une sorte d'ironie, de lâcher-prise.

Je me suis amusé à noter ce qui n'existe plus, ce qu'on ne verrait plus de nos jours.

  • L'ORTF n'existe plus, on ne voit plus guère de méhari, on dirait SDF plutôt que clochard, et ils consomment au moins autant de bière fortes que le vin rouge à la bouteille. 

vélomoteur, vélosolexbaudruche bleue, boîte de Ripolin.
- On ne voit plus d'hommes à pipes et à sacoches noires. On les dirait sortis d'un album de Tintin, d'ailleurs, quand il voit tel chien, Pérec note: un chien genre Milou.
- Les deux-chevaux sont aujourd'hui devenues des objets de curiosité alors qu'elles sont tellement nombreuses que l'écrivain note "hantise des deux-chevaux vert pomme". L'autre voiture dominante: les DS, elles aussi disparues. Et l'Autobianchi Abarth, et la Yamaha 125 rouge.
- Il n'y a plus de vespas, de triporteur des postes, de flic à vélo, d'agent à képi, de grand-mère gantés, de grand-mère à cape qui font la tournée avec leur tronc pour la Journée Nationale des Personnes âgées. Et ceux qui ont déjà donné se signalent par leur petit écusson de papier.
- Mais il y a toujours des japonais photophages, sauf qu'ils ne sont plus les seuls maintenant, tout le monde prend des photos. Quand on pense que Flick'r n'existait pas à l'époque... Cela donne le vertige: que sont devenues toutes ces photos de Paris qui ont éclos au Japon il y a 40 ans ?...
- Il voit Jean-Paul Aron, Paul Virilio et l'agent de police n°5976 qui offre une certaine ressemblance avec Michael Lonsdale (qui lui existe toujours, chouette !)
- On ne dit plus aubergines pour désigner les contractuelles.
Voilà, en écrivant ce billet, je me rends compte à quel point ce court texte réveille des souvenirs, un peu comme un monde déshydraté qui se mettrait à regonfler... La mise en contact des mots avec une mémoire réveille des images, un monde sort de ce livre, comme un manège qui se mettrait à vivre, un peu comme à la fin du film Playtime de Jacques Tati.

La Jalousie, de Alain Robbe-Grillet

Littérature expérimentale
La Jalousie, de Alain Robbe-Grillet, 1957, éditions de Minuit.

La Jalousie s'adresse à un lecteur curieux qui a envie de sortir des sentiers battus du récit traditionnel. Ce n'est pas une lecture si difficile que ça si on a conscience du point de vue dans l'art en général, et en littérature en particulier.

Le lecteur doit s'incarner dans ce regard, en comprendre ou en inventer le sens.
On ne saura rien de celui qui raconte, ni son nom, ni sa situation. Le quatrième de couverture nous dit que c'est un mari qui surveille sa femme, mais ce pourrait être aussi bien un fantôme dont on dresse le couvert. Il ne parle pas, on l'ignore, il ne fait pas de bruit.
"Les chaussures légères à semelles de crêpe ne font aucun bruit sur le carrelage du couloir".  
Il décrit les choses et les êtres. C'est un regard qui constate la présence mais aussi l'absence.
 La silhouette de A..., découpée en lamelles horizontales par la jalousie, derrière la fenêtre de la chambre, a maintenant disparu.
 La topographie de la plantation est si soigneusement décrite qu'on a l'impression d'y avoir demeuré. Il capte des détails pour capturer le réel.
L'épaisse barre d'appui de la balustrade n'a presque plus de peinture sur le dessus. Le gris du bois y apparaît, strié de petites fentes longitudinales. De l'autre coté de cette barre, deux bons mètres au dessous du niveau de la terrasse, commence le jardin.  
Il observe le jeu de séduction entre A..., la femme du récit, dont la féminité attire le regard :
Il est manifeste qu'elle a déjà pris sa douche. Elle a gardé son déshabillé matinal, mais ses lèvres sont fardées, de ce rouge identique à leur rouge naturel, à peine un peu plus soutenu, et sa chevelure peignée avec soin brille au grand jour de la fenêtre, lorsqu'en tournant la tête elle déplace les boucles souples, lourdes, dont la masse noire retombe sur la soie blanche de l'épaule. 
et Franck, le propriétaire d'une plantation voisine, qui vient sans son épouse Christiane, prendre l'apéritif ou dîner. Ils sont servis par le boy. Les soirées se finissent dans l'obscurité complète sur la terrasse.
Il y a une attention extrême à ce que nous voyons tous les jours. Les détails infimes auxquelles nous ne prêtons pas attention. Une volonté de saisir le monde avec des phrases. En le pétrifiant dans des paragraphes, on le possède, on a un pouvoir sur lui. Le fait de décrire ou de se souvenir de choses auxquelles les autres ne prêtent pas attention donne un sentiment de maîtrise. Mais on a jamais accès aux pensées de l'autre. On ne peut que deviner, se tromper peut-être.
Les visions, les obsessions se succèdent. Jusqu'à brouiller la chronologie. La scène du scutigère écrasé, le cognac versé, les ouvriers à l'extérieur, les sons des grillons, la femme à sa coiffeuse, la main aux doigts effilés... Comme dans un esprit jaloux qui traque les mêmes souvenirs, les mêmes scènes. Ce que fait le "regard" du récit, tout amoureux obsessionnel a pu rêver de le faire. Saisir la moindre image fugace d'un être aimé et l'épingler avec des mots, comme pour en épuiser le mystère.
Est-ce-que j'ai aimé lire ce livre, que m'a t-il apporté ?
Des images restent très fortes, la plantation, la maison, l'acuité du regard du narrateur. Une immobilité qui ressemble à celle de notre vie de tous les jours. Nos moments de vide dans une journée, l'ennui sans lequel les moments forts n'auraient pas la même valeur.
Est-ce que je le conseille ? Je le conseille à celui ou celle qui aime écrire et qui voudrait s'inspirer des techniques de description ultra précises de Robbe-Grillet.

Un livre que j'avais au programme en Lettres modernes et que je n'ai jamais lu. Quand c'est obligatoire, officiel, c'est moins drôle. La lecture doit rester un vice. Et l'avantage du blogueur sur l'étudiant, c'est la liberté d'esprit, on lit comme lecteur, sans s'encombrer de théories littéraires. Même si, une fois terminé, je vais faire des recherches avec curiosité sur ce livre issu de la mouvance du Nouveau Roman. L'article de Wikipédia semble pas mal.

lundi 2 septembre 2013

La Rivière noire, un polar islandais qui manque de geyser

Myrká (2008) - La Rivière noire / de Arnaldur Indriðason, traduit de l'islandais par Éric Boury.

L'histoire: un meurtre sauvage, un homme baigne dans son sang, chez lui. On apprendra qu'il droguait les femmes avec du Rohypnol et les violait. Qui a voulu se venger ?
Été 2013, Télérama consacre un article
 et un entretien avec Arnaldur Indridason

Le point de vue est centré sur Elinborg, une enquêtrice de la police criminelle de Reykjavík. L'intérêt du roman, c'est le portrait et l'itinéraire de cette femme, comment elle concilie sa vie de mère de famille  et son métier. Elle a un mari garagiste, un ado révolté qui raconte sa vie sur un blog de manière indiscrète       (« Elle avait eu l'impression de fourrer son nez dans les lettres intimes de son fils jusqu'au moment où elle avait compris que n'importe qui pouvait lire ces textes. Elle fut prise de sueurs froides »), une fille surdouée la prunelle de ses yeux, et une passion pour la cuisine, notamment indienne (importance du tandoori dans le roman), qui lui permet de se vider la tête (« Elle s'était essayée à y incorporer quelques plantes aromatiques issues de la flore islandaise en utilisant du thym arctique, des racines d'angélique, des feuilles de pissenlit et du céleri des montagnes»). Tous ces détails de sa vie personnelle vont lui servir dans son enquête. Ils inspireront les intuitions qui lui permettront de savoir ce qui s'est réellement passé chez cet homme. Le romancier excelle à retracer son cheminement vers la résolution de l'enquête. Ce qui ne supprime pas les souffrances, celle du viol, ou de la disparition inexpliqué d'une fille.

Quand vous lisez "polar islandais", ça vous évoque des images d'île volcanique du bout du monde, des paysages aux couleurs singulières, une nature sauvage, un mode de vie, une langue qui n'aurait pas changé sur plusieurs siècles, un peuple de 300 000 lecteurs...
C'est à cause de toutes les images que j'avais dans la tête que ce roman est une relative déception. On ne sent pas l'Islande, on ne la voit pas. Pour donner un exemple, quand James Lee Burke écrit les aventures de Dave Robicheaux, on sent la Louisiane, sa moiteur, ses pluies et ses brumes, le lieu est un personnage à part entière. Là, le roman pourrait se passer en Angleterre ou dans un autre pays nordique.
Bref, c'est un roman policier psychologique plus qu'un polar d'atmosphère. J'ai trouvé que ça manquait de chair. Mais en regardant sur Babelio, je vois que les lecteurs de cet auteur disent qu'il a fait beaucoup mieux, notamment avec son personnage habituel,  Erlendur, qui a même sa page Wikipédia. On lui donnera peut-être une seconde chance. 

dimanche 25 août 2013

Les fantômes de Modiano


Patrick Modiano, Dimanche d'août, folio Gallimard, 1986. 
Un jour, à Nice, il a revu Villecourt. « Son regard a fini par croiser le mien», c'est la première phrase. Ils parlent de Sylvia. Qu'est-elle devenue ? C'est le mystère du roman, ce qui fait de cet objet de papier une zone vibrante, vivante, comme si, une fois refermé, il détenait une énigme à décrypter, un rébus à lire entre les lignes, qui nous donnerait la clé...
Et puis le narrateur se met à éviter Villecourt. Et Villecourt disparaît, définitivement. C'est le début d' une lente remontée vers le passé. Les fantômes, les ombres, les silhouettes qui se découpent sont omniprésents. Impression renforcée quand on a déjà beaucoup lu Modiano. Les personnages modianesques se fondent les uns avec les autres en surimpression «... dans ces bourgades thermales fantômes de l'automne où les passants semblent à la fois plus légers et moins bruyants qu'ailleurs.» (Julien Gracq à propos de Villa triste, En lisant, en écrivant,  p.270 ).

« Autour de moi, des femmes et des hommes, aux raideurs de momie, prenaient le thé, silencieux, leurs regards fixés vers la Promenade des Anglais. Eux aussi, peut-être, épiaient parmi cette foule en procession des silhouettes de leur passé. »
L'auteur à l'époque du roman fin des années 80
 (photo: Michel Ristroph, Télé7jours)

Sylvia descend du train. Sur elle, le diamant La Croix du sud. Son histoire est racontée dans un dictionnaire des pierres précieuses. Elle est "la marque éclatante d'un mauvais sort" qui pèse sur les deux amants. Ils rencontrent ce couple, les Neal, qui ne sont sans doute pas ce qu'ils paraissent être, dans la confusion des saisons, sous un un ciel rose de crépuscule ou dans la nuit qui efface la désolation des journées de pluie.
Passé proche et passé lointain se mêlent. Les rencontres avec le consul, un vrai américain celui-là, au bord d'une piscine vide dont le fond est tapissé de feuilles mortes et de pommes de pain, ont lieu quelques mois après l’événement. Avant son départ définitif, le consul lui fournit des renseignements.  Il y avait bien un Neal autrefois, s'agirait-il d'une histoire de revenants...Et, après le choc,le malaise, vers la page 126, on repart une fois de plus vers le passé, les bords de la Marne avec le plongeoir, le toboggan, les cabines de bain, la pergola blanche aux piliers oranges et une femme qui vous enveloppe d'un regard doux et étrange....
Au narrateur, il ne restera plus qu'un cliché pâle, pris par un photographe ambulant, métier lui aussi disparu:
 « Non, il ne faut jamais négliger ces sentinelles, leurs appareils en bandoulière, prêtes à vous fixer dans un instantané, tous ces gardiens de la mémoire qui patrouillent dans les rues. »
Modiano sait poétiser le réel avec des phrases simples. L'inquiétude domine.Il y a des ombres dont on doit se cacher. Éteindre les lumières et retenir son souffle. Celui qui raconte semble toujours trop jeune pour ce monde interlope.  Quand on quitte le roman, la petite musique continue à résonner dans notre cerveau et on se vit tel le narrateur modianesque. On est extrait de la banalité du réel, de la répétition du quotidien. Modiano redonne tant de mystère aux choses que ses brèves histoires, on passe plus de temps à les rêver qu'à les lire. Et, comme les rêves, passé le temps de la lecture, on a tendance à les oublier, à les confondre.

jeudi 22 août 2013

Le cerveau attentif, le petit manuel de tes neurones

Neurosciences
Lecteur attentif

LE CERVEAU ATTENTIF, de Jean-Philippe Lachaux. Contrôle, maîtrise et lâcher-prise. Odile Jacob poches. 10,90 euros.
380 pages riches et essentielles.
L'auteur:
Ce livre est le fruit de dix ans de recherches consacrées à la fusion de connaissances théoriques et intuitives concernant l'attention: ce que ça me fait de faire attention et ce qui se passe dans mon cerveau quand je fais attention. 
 Jean-Philippe Lachaux était étonné de ne trouver aucun ouvrage qui vulgarise la concentration, sauf La pratique de la concentration de Taisen Deshimaru.
« J'ai compris à cet instant que la compréhension de l'attention ne devait pas être seulement intellectuelle, mais qu'elle devait aussi s'accompagner d'une pratique.» Il se passionne au quotidien pour ce phénomène mental.

Difficile de résumer...Comment faire un billet synthétique sur un tel livre, on risque de passer  une étape du raisonnement et dénaturer la pensée de l'auteur.
Notre attention vaut de l'or dans une société où l'information et la publicité ont tout envahi. Grâce à elle, on sort du bruit de fond, on existe. De même, la volonté se manifeste essentiellement par notre effort d'attention.

 Dans le premier chapitre, on tente de définir l'attention en plongeant dans l'histoire de la psychologie. Comment l'étudier, introspectionnisme ou behaviorisme ? On découvre l'attention sélective, indispensable pour un organe comme le cerveau engagé dans un processus de digestion du monde. Et le phénomène du biais, qui désigne un décalage entre ce qu'on observe et ce que l'on s'attendrait à observer normalement.

Dans le chapitre 2, il dresse un panorama rapide de la constitution du cerveau, cortex, lobes, hémisphères, insula, cervelet, neurones, dendrites, axones, ions, molécules et les si fameux neurotransmetteurs. Il compare l'organisation des neurones à la vision d'une forêt en janvier. A partir de cet organe sous sa cloche d'os, le psychologue va étudier les fonctions cognitives sur trois niveaux: comportemental, neuronal et cognitif. (p.54). Il va ensuite disséquer les opérations mentales dans chacune des opérations de la vie quotidienne. Il est aidé en cela par les progrès du matériel avec l'IRMf, la TEP, l'EEG et la MEG mais s'aide aussi d'études menées sur des patients épileptiques  ainsi que des études sur les animaux.

L'attention commence à être vraiment étudiée à partir de la seconde guerre mondiale au Royaume-uni parce qu'on veut améliorer les performances des contrôleurs aériens. L'attention sélective, les filtres attentionnels, l'effet pop-out, le phénomène de conjonction illusoire sont démontrés.

Ces théories servent à comprendre à quel point nous percevons peu d'objets si nous ne faisons pas attention. Nous avons l'impression de voir, mais il s'agit le plus souvent d'une reconstruction du cerveau après coup. Lachaux souligne le coté contre-intuitif de cette idée. Il cite l'expérience du gorille que les spectateurs ne voient pas traverser la scène dans un petit film élaboré par le psychologue Daniel Simons. Et termine ce chapitre (à quoi sert l'attention ?) par l'hypothèse d'une conscience phénoménale qui ne laisserait aucune trace dans l'expérience du présent, un peu comme dans le cas des images subliminales.
L'auteur parle ensuite des mécanismes de l'attention dans les zones du cerveau, temps de réponse de telle zone, temps de réaction de tel neurone, et grâce à son talent de vulgarisateur et ses exemples concrets, le lecteur n'a pas de mal à s'identifier.
« Si vous avez déjà été à la pêche aux crabes, vous avez peut-être remarqué qu'après un long moment passé à chercher sans trouver, tout ce qui ressemble de près ou de loin à un crabe finit par attirer l'attention (...) le cerveau développe une forme d'hypersensibilité » avec des neurones chargés de détecter les formes...Quand j'étais gamin, c'était pour  les paquets de cigarette vides que je collectionnais que j'avais développé l'hypersensibilité des mes neurones....Je les ai encore, ces paquets de clopes.

Capturer l'attention est un enjeu vital pour les cerises dont la couleur rouge permet la dissémination en attirant les oiseaux. Et, à l'inverse, passer inaperçu pour le caméléon. Mais c'est aussi un métier, exemple pour les illusionnistes « La magie exploite directement certaines failles du système attentionnel... (p. 147-148)» ça colle bien avec mon billet du mois de juin: Secrets d'illusionniste appliqués à la société  .
L'attention aime la nouveauté ce qui explique notre attrait pour les images animées (Youtube, télévision, cinéma...) De même, une araignée ou un visage en colère se remarquent plus aisément. C'est dû à l'amygdale qui permet de mémoriser rapidement et de façon flexible le caractère positif ou négatif d'un stimulus.

Si nous sommes si facilement déconcentrés, c'est parce que c'est utile à notre survie. C'est une forme de vigilance. Et si nous restons captifs de nos distractions, c'est parce qu'elles nous procurent un plaisir neuronal. Elles font agir le circuit de récompense, un des moteurs fondamentaux de la motivation et de la prise de décision démontré par l'expérience d'Olds et Milner . Ce passage est passionnant, schéma à l'appui, car l'auteur nous parle d'une chose que nous vivons chaque jour, cette tension entre nos plaisirs et nos déplaisirs, ou les poisons (alcool, tabac, junk food...) que nous ne pouvons pas nous empêcher de consommer.
«La grande force des neurones dopaminergiques réside dans leur capacité d'anticipation, qui leur permet d'orienter le comportement vers les actions et les situations qui récompensent le cerveau...» p.193

A ce stade, Lachaux se permet un aparté:
  « ...vous ressentez peut-être un léger vertige en pensant à tous ces mécanismes qui semblent décider à notre place de nos actions...p.183» .
 Il reformule cette idée presque cent pages plus loin à la fin du chapitre Le grand stratège en parlant d'illusion du contrôle volontaire :
 « Nos gestes s'enchaînent bien souvent les uns aux autres de façon relativement automatique et sans réel contrôle volontaire de notre part; l'impression que ces gestes sont le fruit de décisions volontaires est" le meilleur tour de passe-passe de l'esprit" (Daniel Wegner- Harvard)».
Et il cite le prix Nobel Gérald Edelman:
 "La part importante d'automatismes dans notre vie d'adulte suggère que le contrôle conscient de nos actions ne s'exerce qu'à certains moments critiques, quand un choix clair doit être fait ou un plan élaboré". 
Moi, ça me fascine, et ça me rappelle une lecture d'il y a trois ans Les Influences inconscientes d'Ahmed Channouf, que je dois absolument relire pour en parler ici.

Méditation
Afin de prendre du recul sur ses pensées, le psychologue cognitiviste pratique la méditation zen dans la lignée du neurobiologiste Francisco Varela. Cela lui permet d'introduire la notion de réseau par défaut de notre cerveau, là où se développe la "pensée silencieuse, aléatoire et épisodique" (REST pour "random episodic silent thinking" en anglais).
Voilà ce qui se passe dans ta tête quand tu te mets à rêvasser, inventer des fictions en murmurant à des personnes réelles convoquées dans ton monde comme sur une scène de théâtre, se dit le lecteur: «...on admettra facilement qu'une des activités les plus courantes et les plus satisfaisantes pour l'esprit désœuvré consiste à imaginer des situations passées ou futures et imaginaires. Les données actuelles de la neuro-imagerie semblent indiquer que toutes ces formes d'imagerie mentale impliquent le même réseau (...) le réseau par défaut »
 Pour de nombreux psychologues « la plupart des scénarios que nous imaginons ne sont que des recombinaisons d'éléments déjà vécus, mettant en scène des contextes et des personnes déjà rencontrées.» En nous parlant à nous-même, nous faisons comme si nous agissions sur le monde. Il existe une compétition dans le cerveau entre le mode réel et le mode virtuel. Et les évocations du mode virtuel activent notre système de récompense. En même temps, cela semble évident, mais là, je viens de schématiser à mort un chapitre qui se concentre sur le Lobe Temporal Median dit LTM, le codage neuronal par population (ex: l'association d'idées), l'apport de l'hypnose dans les neurosciences (p.216), la captivation motrice et la règle de Hebb: "Des neurones qui stimulent en même temps, sont des neurones qui se lient ensemble" .

Se concentrer...
Quand Jean-Philippe Lachaux parle de résistance qui s'organise, de retour du roi, c'est toujours de l'attention dont il est question.
On sait où elle se mobilise : dans le cortex préfrontal. Chez l'homme, il occupe près d'1/3 de la surface du cortex, contre 1/10ème chez le singe et 1/30ème chez le chat (p.278). A l'intérieur, il y a notre centre exécutif et notre capacité d'anticipation. Le cerveau humain doit ensuite faire les bons choix, éviter l'hyperfocalisation ou la dispersion,  avoir plutôt un plan élaboré. Il peut s'appuyer sur son organisation hiérarchique. Sachant que plus le niveau dans la hiérarchie est élevé, plus le raisonnement est abstrait et plus les objectifs dépendent d'une vision globale et à long terme de la situation et du contexte. p.280. Il y a une véritable analogie entre l'organisation du cerveau et les organisations humaines.

« Ce que nous appelons la capacité de concentration repose donc sur un ensemble de mécanismes permettant au cerveau de préférer une récompense abstraite et éloignée à une récompense immédiate et concrète. » p256
Après ces 300 pages d'explications denses et passionnantes, le psychologue cognitiviste essaie de nous apprendre à mieux nous concentrer:  «Apprendre à nous concentrer», «La maîtrise de l'attention, tout un art», «En pratique».

« Dire "je suis nul", c'est vivre dans le mythe de la toute-puissance du contrôle de soi. »
On peut en faire son miel. Pas de recette miracle, ce sont des trucs tout bêtes parfois, une parole juste sur les mécanismes fins qui régissent notre attention.
Il parle de bulles de concentration, et cite la méthode de David Allen, un célèbre consultant américain dans le court chapitre Dé-com-po-ser. Cela mérite des piqûres de rappel, et, comme le dit l'auteur, échouer, recommencer, échouer....
Un livre qui ne m'a pas pas rendu plus intelligent mais m'a rendu plus conscient de tous les mécanismes de l'attention et de l'innatention. Un modèle de vulgarisation.







samedi 10 août 2013

L'espion à la recherche de sa véritable identité

Robert Littell, Légendes (J'ai lu), 7,70 euros, traduit par Nathalie Zimmerman.
Robert Littell

Celui-là, il me titillait depuis la lecture de La Compagnie, le roman-somme de Littell sur la CIA. Dans ce pavé de plus de 1000 pages, on nous présentait des "légendes". On nous expliquait que c'était une fausse identité fabriquée et sur-vérifiée, que l'agent devait apprendre par cœur et faire sienne. Devenir quelqu'un d'autre pour se fondre dans le paysage sans attirer l'attention.

On rêve tous d'être des agents secrets, de disparaître pour endosser une nouvelle identité. C'était le métier de Marin Odum, au point qu'il ne sait plus si ce nom est son véritable nom. Il a trois identités qui peuvent s'activer en fonction de la situation. Dans le service, il est légendaire pour ses légendes.

Scène initiale du thriller: une exécution,un homme est enterré vivant sur une route en construction entre St-Petersbourg et Moscou, condamné par l'Oligarkh, un homme cruel et omnipotent qui a beaucoup de pouvoir en Russie.
Trois ans plus tard, Martin Odum, retiré du service après un traumatisme et devenu détective privé, tue le temps en s'occupant de ses abeilles quand une femme le contacte. Elle veut qu'il retrouve le mari de sa sœur, mariée en Israël, afin de pouvoir prononcer le divorce. A partir de là, le roman va mettre en place les pièces du puzzle sur 470 pages, entre les voyages à la poursuite de Samat et les flash-back qui éclairent progressivement le passé de Martin Odum alias Dante Pippen, Lincoln Dittman et Joseph...les identités multiples de l'agent de la CIA. Scènes d'élaboration des légendes, scènes avec la psychiatre engagée pour évaluer son état mental et scènes typiques de thriller où le héros est mis dans une situation ultra périlleuse.
Ce que j'en pense: c'est de la belle ouvrage. De même que son héros est un pro de l'espionnage, avec une conscience professionnelle et des réflexes qui sont les gages de sa survie, Littell, en maître du roman d'espionnage, mène sa partition de manière efficace. Certains chapitres sont presque des courtes nouvelles. On pourrait se lasser des pérégrinations incessantes de Martin qui passe d'un pays à l'autre, chaque énigme faisant partie d'une énigme plus importante mais il y a toujours un moment fort qui relance l'intérêt. Pas forcément une scène d'action d'ailleurs. On veut savoir le mot de la fin et l'histoire se boucle admirablement bien.  Le puzzle enfin rempli prend tout son sens.

samedi 27 juillet 2013

Bill Bryson, la langue de pute de l'Amérique


Motel blues, de Bill Bryson (Petite bibliothèque Payot), traduit par Christiane et David Ellis. Écrit il y a 25 ans, en 1988. 400 pages formidables avec lesquelles j'ai eu une curieuse relation d'amour-haine. Au final, je conseille.

Quand je commence un livre, j'essaie de ne pas savoir trop de choses sur l'auteur. Je ne sais toujours pas à quoi ressemble physiquement Bill Bryson. Par-contre, j'ai formé une image mentale de l'auteur: un type au sourire espiègle, à l’œil pétillant,  toujours prêt au mauvais esprit, un vanneur de la pire espèce.
Mise à jour, ça colle bien:

Au début, j'ai eu du mal avec cette plume virtuose et méchante, qui se moque de tout et de tout le monde, n'a de respect pour rien (Les habitants de New York vont à Calcutta pour se reposer des mendiants). Presque trop virtuose, comme un boute en train qui en fait trop, et qui épuise son auditoire à force de vouloir faire rire.
C'est un Américain au cœur européen qui emmène le lecteur en voyage, dans une vieille Buick qu'il a emprunté à sa mère, et lui parle de l'Amérique profonde, de son enfance, de son père qui embarquait la famille en voiture, et se perdait sans cesse...tout comme lui "se perdre est un trait de famille".  L'intérêt des livres de voyage, c'est  de nous décrire les endroits où nous n'irons jamais, sauf virtuellement, car, gros progrès, on peut aller y faire un tour grâce à Google Street view.  Au fil des pages, ça paraît tellement différent de notre Europe, de notre France. La monotonie des grands espace, les états qui ont la taille de pays entiers, la route américaine qui s'étire à perte de vue...au Colorado: « Rien de tel qu'une route dont le point d'horizon recule en permanence pour vous donner l'impression d'aller nulle part. »
Il emporte la mise grâce à son style. On a envie de lui voler un nombre incalculable de phrases, de paragraphes. Son art de la description, de la caractérisation en quelques lignes lui permet de brosser un portrait de son pays et ses habitants comme "cauchemar climatisé" assez terrifiant. Son voyage présente beaucoup de moments d'ennui dans des paysages uniformisés, mais il est capable de lancer un moment fort, drôle ou tragique par page, ce qui relance sans cesse la lecture. Ce "truc" m'a un peu fatigué au début, mais je me suis habitué, et même, j'y ai pris goût.

Bilan: j'ai eu raison de m'accrocher malgré la répétition des scènes: rouler, arriver dans une nouvelle ville, trouver un motel, un restaurant, la nourriture insipide, la déception, l'uniformisation de l'Amérique....Et repartir sur la route dans ce pays dont il dit, page 120: «Cela me fit comprendre à quel point l'automobile, les banlieues et la richesse mal répartie ont abîmé la ville américaine. »
Si ce n'était pas un livre d'emprunt, il y aurait un millier d'annotations au crayon de papier. Et j'ai tellement envie de citer des passages entiers que ça reviendrait à copier au moins un tiers du livre sur le blog, soit environ 140 pages d'écriture. Donc, il vaut mieux que je m'arrête là, et que  j'aille voir ce qu'ils en disent sur Babelio.