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samedi 4 juillet 2015

"Citoyens clandestins" de DOA

CITOYENS CLANDESTINS  DOA ( Série Noire) 2007

- Pukhtu Primo, la "suite" est lue trois ans plus tard. 

Karim alias Fennec est un agent secret, clandestin infiltré au-milieu de musulmans intégristes (ça fait drôle de commencer le roman au moment de terminer le Bureau des Légendes ). Amel est une jeune mariée qui veut percer dans le métier de journaliste et qui va se retrouver mêlée à un sombre complot. Jean-Loup Servier est un expatrié revenu de Londres qui travaille dans les affaires. Lynx, un autre agent secret, est un solitaire en marge du système, aux méthodes efficaces et amorales. Il n’a pas d’existence « J’ai toujours cru que c’était un mythe, un fantasme... ». Voici les personnages principaux qu’on regarde vivre sans savoir à quel moment le destin va les faire se rejoindre. 
Armes chimiques vendues qui peuvent se retourner contre le pays qui les a vendues, préparation d'attentat, gorge profonde qui renseigne les journalistes, surveillance de tous et tout le monde, méfiance généralisée de tous les services et danger qui rôde dans un quotidien qui nous ressemble, voilà ce qu'ils doivent affronter. 
C’est passionnant, on se laisse mener par des scènes qui s’enchaînent, collées les unes aux autres. Curieuse impression de se laisser guider à l’aveugle dans le tourbillon des fils narratifs.


Sur le plan romanesque, c’est imparable, on tourne les pages à toute allure et on peut mesurer le saut qualitatif entre le troisième roman et le deuxième La ligne de sang, chroniqué ici il y a un mois. Plus aucune hésitation, l’auteur se projette à fond dans ses personnages et dans son histoire, la documentation et la connaissance de la chose militaire (DGSE, police, officines privées qui sous-traitent) parfaitement intégrée à l’histoire, il nous fait partager le professionnalisme guerrier de ces antihéros formés à lutter contre le terrorisme actuel. 

Il nous montre la guerre invisible, qui est peut-être la vraie guerre d’aujourd’hui, une réalité non médiatique que seul le genre du roman pouvait décrire. "Des attentats ont été déjoués" nous disent parfois les médias et on sentirait presque leur déception: pas de mort, pas de catastrophe, pas d’histoire. DOA nous raconte ce qui s’est passé derrière les mots. Des personnages ni blanc ni noir, soumis à leur états d’âme, même le super tueur et agent ultra efficace Lynx « Sa paranoïa, érigée en seconde nature, achevait de le consumer»,  y compris les terroristes les plus convaincus.  Pas de morale ici, la mécanique implacable du roman colle à la réalité du terrain où on ne peut pas faire de sentiment, il faut se salir les mains. 
Si vous cherchez le mélange parfait entre Le Carré et Ludlum, courez lire ce livre. 

jeudi 11 juin 2015

Anthropologie Eric Chauvier

Eric Chauvier Anthropologie (Allia)

Encore un petit livre étonnant et stimulant d’Eric Chauvier. Une aventure mentale dans un quotidien connu de tous, entre roman et sociologie. 
« J’ignore si elle est encore en vie »
Elle, c’est la mendiante qui vend des journaux au-milieu de la circulation automobile. Le narrateur est frappé par la voix de cette ado qui, selon lui, cache une fêlure. Il se permet d’extrapoler à partir d’un rien. Il ressent ce qu’il nomme “une familiarité rompue“
Dans sa voiture, il provoque les réactions d’autres personnes à la vue de cette jeune fille, à la manière d’une expérience de psychologie sociale. Il perçoit de l’offuscation, du refus de communication, de la fausse générosité de la part d’un intellectuel qui veut bien faire profiter de ses théories mais a peur de se confronter à une rencontre. 
Puis il part à la recherche de cette jeune fille qui a disparu du jour au lendemain. Il se heurte à l’indifférence, à la méfiance et constate combien le mot anthropologie, sa force soudaine, peut débloquer une situation. 
« L’intérêt que l’on porte à son prochain sans être mandaté est régulièrement l’objet de suspicion, au point de faire endosser à celui qui s’y livre les masques de la perversion. »

Il constate combien la recherche de cette jeune fille sans trace sur la scène sociale lui renvoie une image de lui-même en déformé, celle de sa présence sociale avec tous ses numéros, banque, sécurité sociale, identité...et une image de son pays, son administration, les rapports entre les gens. Il révèle ce formatage dont nous sommes les victimes consentantes. 
« ....la modernité occidentale a pris la forme d'un renoncement de l'État vis-à-vis des individus, qui, pour exister, doivent désormais tâcher de conserver, coûte que coûte, des traces de leur inscription dans la communauté. C'est admettre une traçabilité stratégique des êtres, produite non plus pour les contrôler, mais établie en fonction des situations économiques de chacun, et perçue comme un avantage social considérable par ceux qui ont à se battre pour l'obtenir ou pour la conserver. »p.67      Extrait de: Éric Chauvier. « Anthropologie. » 

Qu’est ce ce petit livre ? Une histoire vraie, une fiction, un essai, un roman ? On ne sait pas vraiment. Le lecteur est troublé, il suit la réflexion de l’auteur, il est gêné parfois, il se demande si les gens testés et observés existent en vrai. Eric Chauvier est devenu maître de l’extrapolation singulière. 


Résumé de l’éditeur: 

A mi-chemin du récit et de l'enquête de terrain, Anthropologie propose une investigation en creux, née de l'impression suscitée par le regard d'une jeune Rom qui s'adonne à la mendicité devant un centre commercial. Troublé par ce visage, qui éveille en lui toutes sortes d'interrogations, l'auteur évite d'abord la rencontre. Il se contente d'analyser les propos que tiennent ses proches au sujet de cette fille. Cette expérience lui semblant insuffisante, il décide finalement de rencontrer celle qui est à l'origine de son trouble. Mais elle disparaît justement à ce moment-là. Il tente alors de la retrouver et de percer le secret de cette figure devenue obsédante. Il se lance à la recherche de tous ceux qui ont pu la croiser et recueille leurs témoignages. Mais ces paroles fragmentaires, parfois contradictoires, ne lui permettent pas d'éclaircir le mystère. L'enquête ne peut cependant se réduire à un échec. Cette quête minutieuse, traque d'une absence, constitue un programme en soi, une discipline de vie, dont se dégage un tableau de la France contemporaine et de ses "exclus". Avec cet ouvrage, Eric Chauvier jette les bases d'une nouvelle façon de concevoir l'anthropologie, qui échappe à la froide analyse pour devenir littérature. 
L’importance désormais acquise par les médias, leur formidable capacité de diffuser les discours des pouvoirs politiques et économiques, le rôle aussi de groupes d’influence socioculturels financièrement manipulés, ont fait de la question du vrai et du faux le cœur de toute libre réflexion actuelle. Cette question englobe inséparablement le rôle et le sens humain de la vérité, les relations que le mensonge entretient avec la loi des choses mortes, les affrontements inévitables qui en résultent, les moyens d’expression et de transmission, enfin, de ces discours opposés.

Contre Télérama (Eric Chauvier)

Eric Chauvier   Contre Télérama (Allia)

Un très court essai d’une densité surprenante, comme une bille de plomb qui viendrait étoiler la surface vitrée du réel ou creuser un profond cratère dans le sable...
L’auteur vit dans une zone périurbaine. Le magazine culturel Télérama consacre un dossier à cette zone et éveille l’envie de l’auteur de la défendre. 
« Qui sont-ils, ces journalistes centralisés pour décréter la laideur de notre périurbanité ? »
Par l'observation et le questionnement, il tente alors de se dégager de la gangue d’un quotidien standardisé, se dépêtrer de la camisole sociale du citoyen ordinaire. Comme un homme qui crierait: je ne suis pas un stéréotype, à l’image du Prisonnier (la série): je ne suis pas un numéro
Le sociologue se veut modeste et questionne ce qu’il vit au quotidien en ingénu. Sa remise en cause produit un effet stimulant sur le cerveau du lecteur, comme s’il traçait une fenêtre imaginaire et nous invitait à l’observation. En plus, il ne cherche pas à être plus intelligent, il subodore seulement, il met en scène son introspection, avec ses faiblesses (provoquer un malentendu avec un groupe d’inconnus, accuser faussement les enfants). 
Son sujet : la vie périurbaine. Défaire l’idée que tout irait de soi. 
Y a-t-il une intention cachée, une machination ourdie par des urbanistes et des politiques dans ce monde élaboré par des hommes pour d’autres hommes ?


Sur 23 pages, on s’interrogera sur la perception de deux poules blanches qui occupent indument une grande parcelle, sur les sujets de conversation des cadres de l’aéronautique, sur l’effet clair de lune produit l’éclairage urbain. Est-ce normal de vivre à coté d’un patatoïde explosif ? Comment se comporter quand on rencontre un ancien condisciple dans la médiathèque de la ville ? Est-ce logique de remplacer un joli (ou moche) bois de hêtres par un écoquartier en bois, de reconstituer une ferme dans la galerie marchande l’hypermarché ? Qui a caillassé l’âne qui dérange le voisinage par ses braiements, est-ce la voisine pleine d’animosité ? Il s’interroge sur les zones de franchise et la clandestinité comme une aire dévolue aux rencontres homosexuelles. Il s’interroge sur la logique et les jugements de classe, sur le pouvoir d’achat...Il note 
Les êtres que l’on relie à des lieux de façon régulière ont du mal à exister ailleurs. Quelle est le mystère de cette maison aux volets clos depuis des années ?

La lecture de ce petit livre rassure le lecteur, le langage recherché de Chauvier cherche à mettre en mots le monde banal qui est sous nos yeux. En le poussant dans ses retranchements, il le domestique un peu. Le verbe console. 

« TEMPS. – Un peu comme on se réveille d'un mauvais rêve, nous nous sommes rendu compte, après avoir décidé de nous arrêter sur notre mode de vie et de réfléchir à notre existence dans ce cadre périurbain, que notre temps s'égrenait au rythme du flux des voitures circulant dans notre rue. Nous avions, certes, des repères de type chronologique, mais ceux-ci n'étaient que la surface illusoire de notre existence. De façon plus profonde, notre temps est rythmé de manière quasi inconsciente par les bruits des voitures aux heures de pointe ou bien le calme total qui, aux heures creuses, s'abat sur notre rue comme sur un enterrement. »


Extrait de: Éric Chauvier. « Contre Télérama. »

samedi 6 juin 2015

La ligne de sang (DOA)

D.O.A    La ligne de sang  Gallimard, Folio Policier, 2010

Un thriller lent et clinique avec le chien noir du surnaturel qui guette à la lisière...

Ambiance menaçante dans un quotidien réaliste.
J’ai avancé dans ce roman, centaine de pages après centaines de pages, en me demandant s’il allait vraiment commencer, si ça valait le coup de continuer. Comme Charybde et Encore du noir disent du bien de l'auteur, je me suis accroché. 


Un homme est dans le coma à l’hôpital suite à un banal accident de moto. Deux flics ordinaires se retrouvent liés à l'affaire. On les suit au jour le jour, dans leur travail, chez eux, dans leurs réflexions, leur passé, leur existence. C’est comme si une caméra les suivait en temps réel. Ils prennent des initiatives, visiter un appartement vide et se demander où est passée la jeune femme qui l’habitait, ex-compagne du motard alité. Ils font des heures de route pour voir la mère du comateux Paul Grieux dans un village avec un bar où on les regarde comme des étrangers, avec la vieille bicoque à l’écart du village...
Il retrouvent laborieusement l’adresse du comateux, et visitent ses appartements. DOA excelle dans les descriptions très précises des lieux, il adore les escaliers, les couloirs, les corridors et sait installer un fantastique léger, une menace planante et tournoyante comme un oiseau de proie sur l’ordinaire de chacun.
 Ce qui étonne dans le roman, c'est la façon dont la magie noire est suggérée, le lecteur ressent l'inquiétante impression de bifurquer et de changer de genre, du policier au fantastique. Les mystères, à la fois dans l’histoire et dans la facture du roman, nous font continuer, on veut savoir la suite et on se demande perfidement si l’auteur va retomber sur ses pattes. Et oui ! Mais en allant très loin dans la surenchère, dans l’horreur insoutenable, toujours décrite comme si c’était un procès verbal. (Spoiler !) Un rapport de police où on rencontrerait un mélange de Fourniret et Marc Dutroux ayant conclu un pacte avec le diable et se reproduisant de générations en générations. 
Evidemment je suis content de l’avoir terminé et curieux de lire d’autres romans de DOA. La fin est abrupte comme pour nous dire après tout ce n’est qu’une fiction à laquelle vous vous êtes laissés prendre. 

Bref, un thriller étonnant, presque expérimental, même si on se demande si c’était la véritable intention de l’auteur. Ces "brouillages de genres" seraient plutôt le fait d'un auteur qui fait ses gammes. 

mercredi 3 juin 2015

Autopsie des ombres (Xavier Boissel)

Autopsie des ombres  de Xavier Boissel  ( Inculte) 2013



Un homme dans un bar, dans son Opel, dans son studio, sur le canapé-lit. Le chat-compagnon l’observe en silence. 
Un homme dans une ville en ruine, famas à l’épaule, la neige floconne, commerces pillés, cadavres d’un couple sur un pont. Les soldats se regroupent. Les soldats tirent sur les chiens, pour éviter les épidémies. 
Un homme sort du sommeil, boit de la vodka, fume encore et encore, s’allonge dans un bain chaud et s’endort. 
C’est une dérive vers la disparition. L’auteur se fixe à son personnage principal et le suit comme une ombre. Le titre ne ment pas: l’anti-héros du roman est une ombre parmi les ombres, comment faire pour suivre l’ombre d’une ombre...
« Il avait marché toute la journée dans la ville, cherchant l’ombre, naviguant dans l’ombre et même parfois ayant la sensation d’être une ombre. »
Revenu d’une guerre dans les Balkans, il y a, ancrée en lui comme un éclat d’obus invisible qui s’infecte et irradie progressivement son esprit, le sentiment d’impuissance du soldat qui a été incapable de protéger les populations civiles. 
«  Quand tu croisais les bourreaux, tout signait, dans leur regard plein d’ironie, dans leurs corps rivés, le triomphe de leur impunité défiante.»
L’homme fume comme pour se consumer lui-même, et boit pour trouver le sommeil. 
La ville française où il est revenu, les jeux de lumière sur la façade de son immeuble répondent à la ville en ruine, aux décombres, aux pluies de cendres, projectiles fumigènes au phosphore. 

Il traversera des zones suburbaines, des lotissements pavillonnaires, des terrains vagues, des barres d’immeubles cubiques, des ruines restaurées ( les pierres rejointoyées du vieux donjon), des lieux habités encore debout qu’il ne semble plus supporter.  

Le style est sec et sobre, la précision pointilliste du vocabulaire mêle l’hyperréalisme des gilets pare-balle en kevlar, des paquets de Drina, des odeurs de détergents sur les aires d’autoroute au bain lustral, à la stase vivifiante de la poésie. Et on s’arrête avec le personnage au bord de l’abîme. La littérature se prête bien à mettre en scènes ces personnages en quête d’effacement. J'ai aimé ce récit ramassé et puissant. 

mercredi 27 mai 2015

La pluie à Rethel de Jean-Claude Pirotte

La pluie à Rethel  Jean-Claude Pirotte  (La petite Vermillion, 1982)  

Le plaisir subtil et doux amer de la mélancolie. 

J’ai beaucoup aimé ce récit de Jean-Claude Pirotte. Un homme est attablé et trace des phrases sur sa feuille. Il revisite son passé, les femmes qu’il a connu et qui se confondent. Ceux qui aiment Un homme qui dort de Perec peuvent prendre ce roman comme une sorte de suite qui se passerait dans le nord, à l’est du pays, en Belgique. Des instantanés qui parlent d’une vie sans fait saillant, sans intrigue. Il ne se passe presque rien. Le style soutient l’ensemble, le plaisir du mot. 

Vous vivrez dans le vent et les pluies de la mer. Vous écouterez les légendes liquides que chuchotent les agrès des voiliers échoués dans la brume, les nuits d’inquiétude frileuse et de bonheur plus vif. 

Mais le passé souvenu n’est pas le présent et l’écrivain, à sa table, est pris par le dégoût. 

« Je n’aime pas ces phrases qui se dévident grassement, je n’aime pas la saloperie de ces phrases nées dans une arrière-cuisine pisseuse, je n’aime pas la suie qui déferle en pluie sur le blanc des pages, et les transforme en torrents de boue noire, de lave refroidie, en écoulements d’humeurs glaireuses, en pustulences, en chiures poilues, et l’odeur insupportable des fermentations se répand autour de moi, m’étouffe, m’oppresse, cette odeur fétide de vieillard, de chicots, d’urine, de fornication, d’eau morte, de poubelle, de feuillée, de marube. »
C’est un homme qui s’appelle Vincent et qui pense que la vie est une somme d’absences multipliées par elles-mêmes à l’infini. Une vie nue et vide, une vie de pas perdus. Un homme qui regarde par la fenêtre et dit ce qu’il voit, ce qu’il ressent, il a mal à la jambe gauche. Il se détache de la fenêtre et se rassied. Il continue à écrire les mots étiques d’un quotidien qui se dépenaille de soir en soir
La galerie de taupe que l’on creuse, à l’aveuglette.

J’étais couché sur le ventre et le paysage valsait autour de moi comme les panneaux peints d’un manère de foire. 
Il remarque des détails comme les chatons de poussière, les appliques murales d’un salon octogonal. Il veut des femmes, mais n’est jamais vulgaire, il appelle ça: chercheur d’aubaines furtives. Plus tard, l’homme réalise que l’amour et la pluie, dans la chambre d’hôtel en face de la gare, ont conjugué des charmes puissants et dérisoires. 

Le dimanche, le passé rôde...
En gare de Nimègue, il a rencontré la blonde C...A moins que ce soit Mina ou la belle Virginia.Ils errent de frîche concertée en lande sablonneuse, de basses pinèdes en étendues de bruyères.  Il note la forme tourmentée d’un grand arbre, l’ondulation à peine perceptible d’un ressaut de terrain, le sillon noir et blanc d’un vol de pie ou l’appel perdu d’une voix dans un chemin creux...Il va marcher, trébucher, suivre la courbe du canal où deux péniches immobiles attendent la fin du monde. Un homme qui écrit qu’il ne peut pas se permettre de fantaisies aussi dispendieuse que l’envie de vivre. En 1982, Pirotte, l’avocat défroqué, est encore vivant pour encore plus de trente ans...

Chercher des images, patience de sourcier. Mais quelles images ? Quelle nappe d’eau fraîche découvrir sous les strates accumulées par l’indifférence universelle ? Je cherche des images, qui seraient mon musée d’Epinal à moi. 


En lisant ce texte de presque rien, j’avais envie de me le mettre en bouche, de le réciter...

mardi 26 mai 2015

Le premier dieu d'Emmanuel Carnevali



Emmanuel Carnevali     Le premier Dieu et autres proses (La Baconnière), traduit de l'Italien et de l'anglais par Jacqueline Lavaud. 


Le premier dieu est une autobiographie de 130 pages, suivi de proses, courts récits, divagations. 
Emmanuel Carnevali se souvient...Une enfance dont il ne guérira pas. La maladie règne en maître dans sa famille: mère morphinomane, tante qui l’élève et qu’il verra morte; cousin mangeur d’immondices qui a des vers énormes dans les intestins et enfin lui, malade dès l’âge de 15 ans. 
Son père les prend en charge, lui et son frère. L’école ne l’intéresse pas vraiment.
« Ces promenades  nous étaient certainement plus utiles que les heures passées dans une salle à l’air vicié par l’haleine des élèves. Tout ce que nous apprenions en classe, nous l’aurions fatalement oublié, car l’école est un lieu où l’on oublie tout ce dont on devrait se souvenir et où l’on se souvient de tout ce qu’on devrait oublier.  »
 Mais elle lui permet de découvrir Venise où il va au collège. 
« Mais le silence de Venise a quelque chose de magique. C’est la seule ville silencieuse du monde et son silence est un silence chaud, feutré, mystérieux. Reine de la lagune, elle se pelotonne dans un angle, mais c’est toujours une reine. »

Majeur, Carnevali s’embarque pour New York sur une vieille carcasse à moitié pourrie où il admire les vagues et fait la connaissance de Misio, le philosophe incroyablement lent. 
Au matin, nous pûmes admirer la rageuse fureur de la mer. Les vagues étaient de celles qu’on appelle en italien “cavalloni“ tant elles étaient compactes, massives, majestueuses, gris-vert. Elles semblaient des plus compactes, elle se brisaient pourtant en millions de brillants, à travers lesquels, incliné, le navire se frayait un passage, un bord pratiquement hors de l’eau. 
Puis il apprend à connaître New Yord en cherchant du travail « J’ai tant marché que je connais toutes les rues et chacune a laissé une empreinte sur mon esprit. » Il est serveur, il se fait souvent virer, les free lunch counter l’empêchent de mourir de faim. Toute une vie d’immigrant précaire. 

« Tous ces emplois ont été pour moi comme de vieilles chaises à demi défoncées sur lesquelles je m’asseyais de temps en temps avant de poursuivre mon chemin.»
« J’étais le capitaine du navire de la misère américaine. »

Avec son frère qui l’a rejoint, ils partagent une paire de chaussure pour deux puis ils se brouillent et Carnevali apprendra sa mort quelques années après. 
Il se marie, écrit de très belles pages sur la vie à deux, mais rencontre et rêve d’autres femmes. Il fait la tournée d’écrivains et essaie de faire son trou dans cette petite société. A Chicago, il côtoie une société d’excentriques, le “le forum de ceux qui arrivent au mauvais moment“. Il décrit ses amis d’alors Louis Grudin, Jack Jones, Annie Glick à qui il voue un amour déséspéré, Harriet Monroe, mère des poètes. Et les écrivains Sherwood Anderson et William Carlos Williams. 
Puis c’est la crise, la folie qui ne le laissera plus en repos. Il est farouchement convaincu d’être un dieu, il parle à l’infini et vit avec une chose, un double invisible qu’il appelle Chosequibrille. 
Le fou insupporte. Il est rejeté. Il se réfugie près d’un lac. Il nage: “l’eau du lac était mon absinthe.“ 
L’encéphalite le tient, il n’est plus qu’un être tremblant aux yeux vitreux. Il est renvoyé en Italie. Fin de l’autobiographie, la biographie officielle prend le relais et contraste avec son style poétique. 

Comme tous les grands livres surprenants, il faut s’acclimater à cette belle écriture épidermique, en tension perpétuelle, à cette vie rongée par le manque d’espoir et la maladie invalidante. On voit s’agiter un être fantasque et bavard pour qui ça finira mal, un poète vraiment maudit. 
C’est en relisant mes notes que je me rends compte que les croix abondent, comme autant de points d’exclamations et d’admiration. Des phrases uniques de poète. J’appelle phrase unique une phrase nouvelle, jaillie d’une cervelle et qui n’a jamais été lue auparavant. On a envie de toutes les noter, se faire une collection de toutes ces comparaisons originales et perçantes.  Il n’y a pas redite. Carnevali brode sur le déséspoir lancinant de sa vie, une enfance dont on ne guérit pas, une pauvreté de tous les instants et la maladie comme une épée de Damoclès. 

Les autres récits sont eux aussi marqués par le pessimisme, des histoire d’êtres solitaires pour qui ça tourne mal, tout en se teintant d’une note contemplative. Le poète interné a le temps de décrire son environnement comme dans Home, sweet home, où il regarde son appartement, la vie au quotidien. L’écriture se glisse comme un fantôme transparent sur la trame du quotidien. 


Merci à Babelio et aux éditions de La Baconnière pour cette belle découverte.