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samedi 31 janvier 2015

Léo Malet Brouillard au pont de Tolbiac

Brouillard au pont de Tolbiac    Léo Malet  1956

J'achevais de garnir ma bouffarde, lorsque les gigantesques poutrelles en X qui font une barrière médiane à la station gare d'Austerlitz surgirent dans mon champ visuel, sur le décor fumeux de la perspective des rails de la ligne d'Orléans et le métro s'immobilisa en chuitant de tous ses freins. 

Dans son avant-propos de 1978, Léo Malet avertit le lecteur actuel qu’il n’a aucune chance de retrouver le 13è arrondissement tel qu’il est décrit. Les décors ne correspondent plus. D’ailleurs, c’est tout Paris qui est atteint, déclare avec nostalgie l’écrivain dont chaque roman porte sur un arrondissement. 
Ensuite la préface de Francis Lacassin va nous éclairer sur le Foyer végétalien, que le jeune Léo Malet a fréquenté dans les années 20, les anarchistes, Colomer, le feuilleton Léon Daudet et Germaine Berton
Le pont de Tolbiac. Le pont métallique qui enjambe les voies ferrées de Paris-Austerlitz. Enfin ! Encore quelques tours de roues et nous serions sur les quais. 

Plongeons-nous maintenant dans un des polars cultes du roman noir français. Unité de lieu: le Treizième arrondissement de Paris. Le Pont de Tolbiac (où se perdent des cadavres), la rue Watt (où on fait de mauvaises rencontres), le 54 rue Bobillot, le métro Austerlitz, la station Arsenal fermée depuis la guerre, la statue Pinel, la rue Nationale et le passage des Hautes-Formes où crèche le chiftir (chiffonnier) Abel Benoît qui se fait appeler aujourd’hui Lenantais, et qui vient de calencher des suites de ses blessures. 
Passage des Hautes-Formes ! Chapeau ! De droite et de gauche, ce n'étaient que pavillons d'une modestie confinant à l'humilité, pavillons à un étage, rarement deux, parfois bâtis directement sur la rue....

Un peu comme dans 120, rue de la Gare, le mort a eu le temps de rencarder Burma. Cette fois ce n’est pas une phrase dite dans un dernier souffle mais un mot sybillin déposé dans sa boîte aux lettres. Alors Nestor va au rendez-vous. 

 On avance en temps réel:
 « Je pris donc le métro. (...) J’avais reçu au courrier de midi, à mon burlingue de la rue des Petits-Champs, une lettre suffisamment mystérieuse pour éveiller mon intérêt. »
Il décrit les passagers, notamment la belle gitane à jupe de feutrine rouge et au pull over noir qui détonne au-milieu des sales bobèches, ces mirontons avec leurs têtes d’électeurs moyens. Elle le suit ! Ils se parlent ! Elle s’appelle Bélita Moralès. 
« Sa voix au timbre voluptueux, un peu rauque, rendait un son fatigué, mélancolique. Une infinie tristesse, sinon un soupçon de crainte, se lisait dans ses prunelles marron foncé, striées de paillettes d’or. »
Nous allâmes rue Watt. Hautement pittoresque et basse de plafond, elle se prête admirablement aux agressions de toutes natures, et plus particulièrement  nocturnes. Sur la moitié de sa longueur, à partir de la rue Chevaleret, elle est couverte par les nombreuses voies ferrées de la ligne d'Orléans, auxquelles s'ajoutent celle de la gare de marchandises. C'est sinistre, surtout entre chien et loup, un jour de novembre. 

A la Pitié Salpêtrière, Burma essaie de recoller ses souvenirs: qui est cet homme, allongé sur la table de la morgue ? Si ce n’est le nez busqué un tantinet de traviole, les tatouages auraient mis Burma sur la piste, bien sûr...Lenantais. Souvenirs de jeunesse de Burma. 
A priori, une simple mauvaise rencontre, suppose le commissaire Faroux, qui a rappliqué dès qu’il a su que Burma était mêlé à l’affaire. Lenantais a-t-il été victime des norafs ? On trouve chez Malet les sentiments et préjugés d’époques des classes populaires à l’égard des étrangers. 
« Un jour, c’est un sidi buveur de pinard qui se fait casser la gueule par un autre sidi respectueux du Coran .»
On ne déflorera pas le reste de l’intrigue, même si le roman est connu et a été adapté en BD par Tardi en 1982. On y trouve de beaux types humains d’un Paris populaire, décrits avec une économie de langue parfaite. Malgré l’argot, la narration est moderne, ça ne vieillit pas, ça se patine comme un vieux film d’atmosphère. Novembre, sa ouate fuligineuse, ses fléchettes de crachin, est lugubre dans le XIIIè, le vent est cinglant et fait voler les casquettes de l’Armée du Salut, métonymie d’un futur cadavre. 
Pas de RSA à l’époque, les « réfractaires économiques » survivent de petits boulots, d’expédients plus ou moins légaux, les jeunes gitanes sont les souffre-douleurs de leur clan, avec sa matrone, une gravosse, une Miss Mal Embouchée et son dangereux Salvador qui ne demande qu’à vous faire une boutonnière avec sa rapière...
« Son bras se prolongeait d’une rapière à cran d’arrêt. Encore une journée qui commençait bien.»
Polar d’errances et de rencontres, le détective avance dans le brouillard, celui du quartier, un sale quartier dit-il, avec les bruits de la Compagnie de l’air comprimé, celui du mélange entre passé et présent, tout se finit en tristesse...N’ayez peur, braves gens, ça se finit mal pour ceux ont osé défier la morale et l’illégalisme. 

Vocabulaire glané: 

l’esculape = médecin
échanger nos microbes palmaire = serrer la main
un litron de pitchegorne
des loups en peau de lapin = faux-durs
la révolvérisade de Lacorre = descendre au revolver
chiftir = chiffonnier
bouif = recéleur

norafs/sidi = nord-africain

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