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lundi 13 mai 2013

Paul Nizon et son chien


Paul Nizon, Chien confession à midi, Babel Actes Sud, traduit de l'allemand par Pierre Deshusses.
Parfois, on doute un peu des livres. Comme si le même livre se répétait, une technique trop bien éprouvée, une impression de déjà-lu, on n'est plus dupe...On douterait même de la littérature. Même pour un lecteur d'expérience, aguerri et qui en a vu d'autres. Ces livres valent-ils les heures que je gaspille pour eux ?
Est-ce-que je ne serais pas mieux à faire quelque chose d'utile, aider les pauvres, faire du bénévolat au lieu de me livrer à cette activité de lecture oisive ? La honte vous prend, la culpabilité vous envahit.

En lisant Chien, de Paul Nizon, les doutes s'estompent. Et c'est drôle, parce que c'est la vie d'un type retiré de tout, qui a abandonné toute attache sociale, qui s'imagine, posté à son coin de rue qu'on le traite de rebut social, sorte d'épouvantail, un déserteur, quelqu'un qui refuse d'obéir, un meuble oublié. Qui a simplement dévié, parce qu'il connaissait tout d'avance et que le monde connu s'étendait devant lui comme un désert,  vivant dans ses pensées, incapable d'obéir à une discipline de vie et de travail, comme les honnêtes gens qu'il voit attachés à des cordes, d'échéances en échéance.  Qui a pris des chemins de traverse où il vit une autre vie.
« Je plongeai dans le mutisme et mes rêveries habituelles. »
Avec des phrases simples, il parle de sa vie et de ses pensées, la rue, les gens qu'il voit, son passé récent et son enfance (dans un hôtel, dans les jambes des autres, sans père), le tout entremêlé. Et la nostalgie d'un chien.  Belles descriptions du mammifère insouciant. C'est fluide, le lecteur s'immerge comme si ce livre vivait dans les pensées du lecteur, une autre vie inventée, au rythme d'une marche contemplative.
Parfois, Paul Nizon raconte une histoire, ça commence par « J'ai lu dans le journal...» et il revisite une histoire vraie d'êtres en rupture, Jean Paul Romand, Paul Catrain/Catrovitch, le jeune suicidé au pull-over, Drancy ce camp d'internement français et ces faits divers ouvrent des fenêtres dans le flux du récit, des échappées belles auxquelles rêve ce semi-clochard devenu invisible aux créatures féminines.
« Je fume. Un sourire aux lèvres»
« Je suis de nouveau en route, je pourrais dire en déroute»
Paul Nizon transforme son narrateur en figure universelle. Pour tous ceux qui ont la nostalgie d'un chien, qui ont un chien imaginaire en mémoire.  Un personnage qui va rejoindre dans ma mythologie personnelle L'homme qui dort de Georges Pérec, et Adam Pollo de Le Clézio.
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Paul Nizon 1998

Il y en a des millions comme moi, rejetés de leur emploi, de leur chez-soi, dans la rue. C'est le siècle des déportations, des exodes, des camps, des nettoyages ethniques, des grandes migrations qui se termine maintenant. Des millions de gens sont le rebut de la société, morituri. Je suis comme eux, et je suis une sorte de simulateur parmi eux - suivre le mouvement. Manifestement, je n'ai jamais eu le vrai goût de la vie et la gravité qui est son corollaire, surtout la persévérance. Je pourrais évoquer les circonstances familiales, défaut dans ma trame. En place d'une maison, d'un enracinement familial : un lieu de passage, un hôtel. Je ne cherche pas d'explication, les choses sont comme elles sont. Simplement, je ne sais pas si elles vont pouvoir continuer. Je suis trop vieux pour la Légion étrangère. Trop indolent pour mener une vie de gangster, trop lâche. (P.102)

dimanche 5 mai 2013

Kurt Wallander va-t-il mourir ?

L'ultime Wallander ?
Roman policier.
La faille souterraine d'Henning Mankell, Le Seuil, 480 pages. Traduit par Anna Gibson. Date de parution 04/10/2012
J'ai décidé de muscler un peu mes titres, et après tout, dans chacune des histoires, le héros "mankellien" passe à un cheveu de la mort. 
 C'est un de mes écrivains préférés de ces dernières années. J'ai aussi lu deux romans "traditionnels"  (Profondeurs et Le Cerveau de Kennedy) qui m'ont moyennement plu. Bref, je suis accro à Ystad en Suède. Et, celui-là, c'est peut-être le der des der concernant Kurt Wallander .
Cinq nouvelles nous montrent l'évolution de l'homme et surtout de l'enquêteur Wallander. Du jeune flic qui piaffe d'impatience de quitter l'uniforme et les tâches ingrates pour les enquêtes de la Criminelle au jeune commissaire cornaqué par son mentor Rydberg.
Une remarque en passant. J'ai eu la curiosité d'aller voir sur google maps à quoi ressemblait Ystad, en Suède, province de Scanie. On peut voir la rue où habite Wallander, et son appartement. Aucun intérêt. La photo du lieu réel n'a rien à voir avec l'image qu'on a dans la tête. Deux univers dissemblables, incompatibles.

Le coup de couteau. Ce face à face avec la mort du policier de 22 ans était évoqué dans les romans comme un souvenir. Un suicide dans l'appartement voisin du sien donne l'occasion au jeune policier ambitieux de faire ses preuves et beaucoup d'erreurs... Son premier mentor, Hemberg lui dit : « Tu as commis toutes les fautes qu'il est possible de commettre ».

La faille souterraine. Wallander est pris en otage. Première irruption du continent africain et sa misère dans le monde de Wallander. Premiers tiraillements dans son couple avec Mona, mais normalement son retard devrait donner l'alerte à sa compagne ….

 L'homme sur la plage. Wallander est enfin commissaire à Ystad, la ville où il fera toutes ses enquêtes. Son couple ne tient que pour leur enfant, Linda, partie en voyage impromptu avec sa mère. Un homme meurt empoisonné à l'arrière d'un taxi. D'où venait-il ? « La situation était tellement improbable qu'elle méritait une explication - ne serait-ce que pour satisfaire son besoin de rationalité. Tous les meurtres possédaient un noyau logique. Il suffisait de retourner les bonnes pierres dans le bon ordre. »

La mort du photographe. Toujours ces portraits d'êtres solitaires, singuliers, aux vies secrètes. « Simon était plein de chambres secrètes »
Leur mort sert de prétexte pour enquêter sur leur vie.
Qui a bien pu vouloir tuer ce photographe aux habitudes bizarres
«Un petit homme qui maîtrisait le monde en déformant les traits de ceux qui ne lui plaisaient pas, qui passait du temps à détruire symboliquement le visage de personnalités connues» ?
 « Qu'un homme fût capable de mener une double vie et de cacher sa folie sous une apparence parfaitement normale, cela n'avait rien d'exceptionnel.»

Pyramide, la dernière nouvelle, la plus longue et la plus intéressante, presque un court roman. Rydberg, le mentor, est encore là et commence à sentir les premières atteintes de son mal. Avant de devenir le fantôme bienveillant des grandes enquêtes, celui que l'enquêteur interroge dans sa tête.
« Rydberg était célibataire. Il ne fréquentait pas grand monde ça ne semblait pas lui manquer. Après toutes ces années, Wallander ne savait toujours pas s'il avait, dans la vie, un véritable centre d'intérêt en dehors de son travail.»
Wallander, lui, a 43 ans. Quitté par sa femme, sa fille loin de lui, son vieux père plus qu'énervant, il est déjà cet homme qui pense :
« Je ne peux pas continuer comme ça. Quelque chose doit changer dans ma vie. Et vite. » La rengaine lancinante qui va rythmer les 9 romans de la série. 
Que faisait cet avion fantôme qui s'est écrasé en Scanie ? Qui pouvait vouloir du mal à ces deux mercières ?

J'ai retrouvé ce que j'aime chez Mankell/Wallander, cette écriture blanche avec ces phrases presqu'interchangeables qui traduisent bien l'attente , les moments de vides propices à la réflexion ou aux états d'âme au cours d'une enquête. Le point de vue est toujours centré sur Wallander, nous le voyons agir, nous savons ce qu'il pense. Tout ce qui fait que des millions de lecteurs se sont identifiés au personnage.

Ces phrases interchangeables avec lesquelles on pourrait écrire des romans où il ne se passerait rien, que le passage du temps:
« Il s'approcha de la fenêtre. La pluie neigeuse du matin s'était transformée en vraie neige.»
« Il but un verre d'eau. Ses pensées erraient sans but. »
« Le vent tourmentait les arbres de l'autre coté de la rue, sous une pluie fine »
« Il ne parlait jamais de lui. Il n'exprimait aucune émotion, aucune pensée personnelle »
«...une soupe en sachet qu'il dilua dans un peu d'eau »

dimanche 28 avril 2013

Tobie Lollness, le retour du super héros lilliputien


LES YEUX D'ELISHA
Un mois après le premier tome, je m'attelle à celui-là. Logique, vu que je dois le rendre deux jours plus tard. C'est l'avantage d'emprunter en bibliothèque: on a une date limite, alors on commence et on finit. Combien de livres achetés qui végètent dans ce que les blogs de lecture appellent ma PAL, pile à lire.
Ce n'est pas gênant de laisser passer un mois, car le héros a vécu une période de vie au sein du peuple des Pelés, et le roman commence quand la quête reprend. Direction l'arbre, et ce qu'il est devenu, et surtout retrouver ses parents et Elisha.
Nous nous retrouvons dans une séquence classique du roman d'aventure avec un personnage qui a mûri et qui est sans cesse en mouvement, et à l'attaque.  J'ai aussi beaucoup pensé à la queste des chevaliers dans les romans du moyen-âge, obéissant à une structure précise.
Tobie retrouve son arbre, dont l'état s'est dégradé:
« Le monde avait changé. Le bois de l'arbre croulait sous la mousse, les fougères, et des serpents de lierre couverts de neige. La fatigue de l'arbre, la rareté de ses feuilles en été laissaient croître en pleine lumière ce foisonnement végétal. Un monde  suspendu s'invitait dans les branches. » p.97
Quand à Elisha, elle est prisonnière de l’œuf, surveillée par une curieuse ombre et par le désarmant souffre-douleur Patate « Elle s'amusait à mélanger devant lui le sens des expressions "les mains dans les poches, les doigts dans le nez, la tête dans les nuages"»
Tobie et Elisha parviendront-ils à communiquer « Il y a sous les mots des double-fonds, comme sous le parquet de ta cabane. On peut y cacher des messages secrets.» à se rejoindre, malgré l'homme aux boomerang tranchants? Qui va vivre, qui va mourir ?

Le suspens et le rythme sont toujours aussi efficaces et haletants, on peut même dire que le lecteur se laisse avoir par l'émotion dans le final. Miracles de la fiction et plaisir de savoir qu'on reste à quarante ans perméable au plaisir d'une lecture "pour enfant".

jeudi 18 avril 2013

Josef Schovanec, dans la tête d'une personne avec autisme

tous les livres sur Babelio.com

Je suis à l'est, Josef Schovanec, Plon, 245 pages.
La première fois que j'ai vu Josef Schovanec, c'était dans un documentaire sur l'autisme, l'an dernier. Avec d'autres, il témoignait face caméra. Une élocution un peu bizarre, un maintien un peu raide, les épaules serrées à l'horizontale, l'homme apparaissait singulier. Il le dit lui-même: « Je parle en idiot.»
On peut réécouter le beau témoignage de Josef Schovanec dans l'émission La tête au carré sur France inter: Savant et autiste.

J'ai aimé les pages où Josef Schovanec parle de son addiction aux bibliothèques, aux livres, où je me suis reconnu, à un degré moindre. Ce qu'il appelle sa "toxicomanie":
« Quand je n'allais pas en cours, je fréquentais les bibliothèques. A ma manière. Au tout début, l'impressionnant stock de livres de mes parents, puis les bibliothèques municipales.
Mes expéditions avaient sans doute quelque chose de pittoresque dont je ne me rendais pas compte. Je pouvais rester assis longtemps dans un recoin de la bibliothèque, quand il n'était pas trop bruyant, généralement dans les rayons désertés car jugés inintéressants par les autres lecteurs. Je pouvais lire tous les bouquins d'un même rayon ou d'un même auteur, les uns après les autres. Ou relire en boucle un même livre.
J'étais un gros consommateur. Deux, trois, quatre doses par jour. Le produit était transporté dans de volumineux sacs à dos, un devant, un derrière, d'autres parfois tenus à la main. Dans le jargon spécialisé, j'étais à la fois mule et consommateur. Mes parents avaient réusssi à négocier avec les bibliothécaires pour que je puisse dépasser les plafonds de prêt en terme de nombre de bouquins. De même au CDI du collège, où la bibliothécaire m'avait elle-même proposé quelques arrangements. Elle devait être heureuse que quelqu'un aime son CDI, généralement désert. Et elle avait vu que je rendais les livres en temps et en heure, donc elle n'avait pas d'inquiétude à se faire. Pour moi, un excellent souvenir.
Comme pour toute toxicomanie, il y eut des moments pénibles. Avant d'accéder aux joies du CDI du collège, je pouvais profiter des livres, certes en nombre plus restreint, disponibles dans un coin des salles de classe de primaire. Jusqu'à y passer le plus clair de mon temps. Quand la maîtresse craquait et m'intimait l'ordre de regagner mon siège, parfois je poursuivais le vice caché sous la table. Plus d'une fois je fus surpris. Et un jour, la prof, me surprenant, le fut  à son  tour, en découvrant que le livre caché était un manuel de politesse. »
Les parents de Josef espèrent en une socialisation, malgré les premières années difficiles, où l'élocution de l'enfant le rend difficile à comprendre par les autres. Sa scolarité est une description de l'enfer. C'est un enfant au comportement stéréotypé, qui a une démarche étrange et des intérêts qui ne sont pas de son âge, capable de réciter la liste des noms d'étoiles ou celles des souverains de l'Égypte ancienne. Il est à l'écart des autres, on se moque de ce garçon qui prend tout au sérieux. Le parcours habituel de la tête de turc.  Josef Schovanec décrit ce qu'il a vécu sans aigreur, avec une distance ironique, comme un apprentissage de la vie.

Comme le jeune homme a d'excellents résultats à l'école, sans vraiment travailler, il finit à Science Po. On fera le parallèle entre ce profil de l'autiste Asperger et celui du surdoué qui souffre lui aussi de problèmes de socialisation, d'ailleurs  Josef Schovanec fréquente un temps les Mensa. Cela fait partie aussi de la fascination du grand public pour ce genre d'autisme, comme des super pouvoirs, qui se paient au prix fort et par une très grande solitude.

Son parcours de socialisation ressemble à une fuite en avant.  Josef Schovanec est obligé de consulter. Pendant de nombreuses années, il navigue entre trois psychiatres et des cocktails de molécules qui s'accumulent et le transforme en zombie. Il passe de 57 kgs à 115 kgs. Sa description tragi-comique de ses déboires avec les médecins de l'esprit est presque trop courte. Cela fait peur et incite à la méfiance. On espère que ces anciens médecins l'ont lu et sont capables d'autocritiques.
Diagnostiqué Asperger en 2007, il bénéficie au-moment de l'écriture du livre d'un emploi adapté, mais précaire, à la mairie de Paris. Celui qui l'a recruté est aveugle.
J'ai trouvé cette "biographie" très intéressante, car  Josef Schovanec a un vécu qui sort du commun. Il y a bien sûr les limites inhérentes à tout exercice d'autofiction. Malgré tous ses efforts, son humour et sa distance, il y a toujours une dimension "règlement de compte avec le réel et les gens" assez logique, compte tenu du handicap visible de l'auteur. Moi-même, saurai-je sur quel pied danser face à une personnalité aussi atypique, ce qu'il faut dire, ne pas dire ?

Heureusement Josef Schovanec élargit à d'autres sujets, comme son goût pour les langues, le rapport à la normalité et des pages très intéressantes sur la souffrance à la toute fin du livre:
La question de la souffrance pourrait être disjointe  de bien des thématiques liées à l'autisme;  en d'autres  termes, l'hypothétique  cessation  de la souffrance, pour reprendre  l'expression des bouddhistes,  ne résoudrait probablement qu'une fraction  des autres problématiques. Pour le dire autrement : supposons  que je souffre beaucoup; si vous arrivez  à lever ma souffrance,  est-ce-que cela changera  réellement  quelque chose pour moi au niveau de mes structures de fonctionnement, de mes particularités,  autistiques  ou autres  ?
Je me rends compte que c'est la troisième personne autiste que je lis. Je me souviens il y a quelques années des deux livres de Temple Grandin, elle tentait de faire comprendre son extraordinaire capacité de visualisation (Penser en images, titre de son deuxième livre). Et l'an dernier, les livres de Daniel Tammet, un gars capable d'apprendre l'islandais en une semaine, un truc de Clark Kent du mental....Pour finir, ce passage sur Amartya Sen, cité par Jean-Claude Ameisen qui signe la préface du livre:
Dans ldentité et violence,  l'illusion d'une destinée, Amartya Sen développe  une réflexion sur le risque d'enfermement des personnes dans  l'une de leurs identités . Nous avons tous, dit Sen, des identités multiples  et changeantes,  au cours  de notre existence et en fonction de nos relations -  identités familiale,  professionnelle,  culturelle,  biologique, philosophique,  régionale,  spirituelle... Et la tentation d'enfermer des personnes,  ou de les laisser s'enfermer,  dans l'une de ces multiples identités  comme si c'était la seule constitue pour Sen la source  majeure de discrimination et de violence dans  le monde. Une personne  dit-il, est toujours plus, toujours autre, que ce qu'on peut  -  et que ce qu'elle peut elle-même  -  appréhender.  Et c'est cette part essentielle,  qui échappe à toute description,  qui fait de chaque personne à la fois une personne à nulle autre pareille et l'égale de toutes les autres.

lundi 8 avril 2013

Buk, sacré vieux dégueulasse !


Bukowski, Contes de la folie ordinaire, traduit par Jean-François Bizot et Léon Mercadet. (Le livre de poche).
Titre anglais:« Erections, ejaculations, exhibitions and general tales of ordinary madness »
Le plus drôle, c'est qu'on ne se lasse pas de ces histoires de vieux pochtron, de type imbuvable, de vieux dégueulasse. Pour illustrer les histoires de Bukowski, il faudrait le dessin de Reiser ou celui de Vuillemin. Un type en slip kangourou sale, l'élastique détendu, le marcel qui baille et une main en train de fourrager le paquet, se grattant nonchalement les c***. Et des cadavres de bouteilles un peu partout dans un appart sale.
illustration de l'univers Bukowski

Voilà, c'est ce qu'évoquent ces histoires.
Le lecteur est toujours sûr que le narrateur est pire que lui, plus alcoolique, plus vieux, plus laid. Bukowski se voit et se montre tel qu'il est, il a fait de la fange son domaine littéraire et adore nous mettre le nez dedans.
Cela commence par "la plus jolie fille de la ville", une belle histoire tragique. Ça continue par la vie dans un bordel au Texas, un écrivain qui veut revoir une femme rencontrée par hasard.
Le petit ramoneur, ou le fantastique façon Bukowski, la machine à baiser, ou la SF façon Bukowski.
Aucune nouvelle ne se détache spécialement. Elles forment toutes les chapitres d'un roman composite. On ne peut pas parler de subversion, car Bukowski et ses personnages se fichent de pervertir la normalité. C'est son monde qui est normal, il veut juste boire et baiser et tant pis pour ceux qui ne sont pas d'accord.

Parmi les bouquins évoqués ici, on peut le rapprocher de Exley, dont il serait une sorte de vieil oncle moins tragique, moins psychotique, et alcoolo sans remord.
Surtout, Bukowski, l'homme vivait, semble-t-il, comme il écrivait. Après avoir lu ses nouvelles, on est étonné que  son comportement ait surpris à Apostrophe, le célèbre "Ta gueule Bukowski, je vais te casser la gueule" de Cavanna (voir sur Youtube). Il était juste raccord avec lui-même...
- Lire les critiques sur Babelio

dimanche 7 avril 2013

Gaston Chaissac le tourmenté


Chaissac, gros livre d'art de plus de 300 pages, date de l'année 2000, catalogue de l'exposition que lui a consacré la Galerie du Jeu de Paume.
Je voulais vérifier cette phrase que j'ai mis dans le billet sur Dubuffet "découvreur de Chaissac". La vérité est différente: Dubuffet a aidé financièrement Chaissac, il l'a soutenu moralement et a aidé à  le faire connaître, mais ce n'est pas son découvreur.

Le mérite en revient plutôt aux peintres Otto Freundlich et Jeanne Kosnik-Kloss qui croient en lui dès 1937. Il y en a d'autres: Albert Gleizes, Raymond Queneau en 1944 et Jean Paulhan. C'est lui qui attire l'attention de Jean Dubuffet sur ce peintre autodidacte qui vit à Saint-Florence aux cotés de sa femme Camille, institutrice.
Drôles de rapports entre le grand artiste reconnu depuis quelques années et le peintre asthénique et dépressif du bocage vendéen. Chaissac est reconnaissant envers Dubuffet de l'aider, mais il ne peut pas s'empêcher d'être méfiant, il est comme un animal qui s'ébroue et refuse de se laisser enrôler dans le monde de l'art brut où Dubuffet aimerait bien le caser.


Dès  le départ, la relation avec  Dubuffet  est pour  Chaissac  source d'interrogations.  Il a, en février, défini le concept  de «peinture rustique moderne» alors que celui  d'art  brut n'apparaît  chez Dubuffet qu'en décembre ; il pense  donc avoir une antériorité dans la reconnaissance  publique  du concept  (sa  première exposition chez  Gerbo  date  de 1938, celle  de Dubuffet chez Drouin  de 1944).  Toutefois  l'attention de Dubuffet, son  soutien  amical et financier font  qu'il  n'affirme  pas directement son point de vue.
D'un autre coté, Daniel Abadie souligne que Dubuffet est parfois surpris, voire agacé des connaissances de Chaissac sur l'art brut.
Dubuffet organise la première exposition des oeuvres de Chaissac à Paris. Celui-ci finit par s'y rendre, les deux hommes se rencontrent en chair et en os. Voici ce qu'écrit Dubuffet à Camille, la femme de Gaston:
Cette rencontre  a aussi  fait impression  sur Dubuffet,  qui, le 8 juillet,  écrit à Camille  Chaissac:
 « J'ai  été  content  de connaître Gaston  et de parler  avec lui. J'ai été surpris  quand  je l'ai vu, ce n'était pas comme  cela  que je I'imaginais.  C'est  son élégance à quoi je n'avais pas pensé  et qui m'a surpris, sa  svelte  élégance physique.
Et  sa  tristesse  aussi;  au premier contact avec lui j'ai été  surpris  qu'il a I'air  si triste; j'avais  pensé d'après ses  lettres  à un dosage  de tristesse  et d'enjouement mais  je ne croyais pas que la tristesse dominait  tant dans  le mélange.  Il est vrai que  maintenant que je I'ai vu plusieurs  fois, je ne suis déjà  plus  tant frappé  comme  au premier abord  par cette tristesse. Peut-être que je m'habitue. Peut être aussi qu'il est moins triste qu'au  moment  qu'il  est arrivé » 
L'ambivalence de leurs relations est visible dans les lettres contradictoires que Chaissac envoie à Dubuffet. Un coup, il est content que l'expo se fasse, puis il se ravise et exprime son dégoût pour la peinture. Dubuffet répond sans se vexer, il semble conscient de la fragilité de Chaissac et préfère entrer dans son jeu, répondre sur le terrain de l'écriture....

Voilà, la chronologie de Daniel Abadie, basée sur la correspondance de Chaissac (il écrivait plusieurs heures par jour, on raconte qu'il envoyait ses lettres à des inconnus) permet de mieux connaître ce peintre, « un cousin stylistique de Dubuffet, en plus fantaisiste dans ses choix art brut» comme l'écrit le Herald Tribune quelques mois avant sa mort, alors qu'il vend enfin ses oeuvres.
Gaston Chaissac meurt à 54 ans, en 1964.
Photo de Gilles Ehrmann

Après le livre, de François Bon



Un livre  qui se lit facilement, car on suit la pensée de François Bon qui court, qui cavalcade en courts chapitres. Mais je ne sais pas quelles conclusions tirer de ce livre.
L'auteur est un pionnier dans l'édition numérique. Il est convaincu que le laboratoire de la littérature d'aujourd'hui se fait sur le web. Et que l'acte de lire se fait aussi bien sur une liseuse que sur une tablette. Quand on suit son blog au quotidien, on n'est pas dépaysé.
En lisant ce livre, j'ai traversé les siècles, j'ai rencontré Balzac dans une diligence, Dürer et l'image du rhinocéros, Mallarmé qui mettait des bouts de notes dans une boîte à biscuits, sans compter sur la place indispensable que François Bon donne à Kafka et à Walter Benjamin. Ces chapitres instructifs sur ces auteurs d'hier alternent avec ceux sur les obsessions actuelles de François Bon pour le web et l'édition numérique, notamment les flux RSS dont on a beaucoup parlé ces derniers temps avec la disparition programmée de Google Reader.

C'est le livre d'un intuitif passionné qui passe en revue les mutations de la chose écrite, le rouleau, l'argile sur les tablettes, puis l'imprimerie. J'en ai retiré une impression un peu décousue, en ayant l'impression de lire une mise au propre d'articles de blog plus qu'un livre pensé comme structure. Quand on est familier du blog de l'auteur, cela ne pose pas de problème, il prêche un convaincu mais je me demande ce que peut penser de ce livre quelqu'un qui partirait de zéro sur le sujet.

Au fond, le problème, c'est peut-être le titre: Après le livre. On a davantage affaire à  un état des lieux  du livre à un moment donné, en 2013, de la façon dont on lit (sur papier, livre de poche, livre broché, livre acheté, livre emprunté, livre numérique, sur liseuse à encre électronique ou sur tablette...) qu'un vaste aperçu historique. Pour cela, il y sans doute d'autres auteurs, des historiens que cite d'ailleurs Bon, comme Robert Darnton, Roger Chartier.

Bref, paradoxe de ce livre: c'est un bon complément du blog Le Tiers Livre, de François Bon. C'est peut-être cela, la mutation numérique: certains livres ne peuvent plus se lire "seuls".
- Le Tiers Livre de François Bon.
- Twitter de François Bon
- L'éditeur en ligne Publie.net, le contemporain s'écrit numérique

Comment je l'ai lu: j'ai bénéficié de l'abonnement à la médiathèque numérique du 77. Ensuite, j'ai un peu triché, ne voulant pas le lire "en streaming" sur mon écran d'ordinateur, j'ai fait des copier-collé dans un traitement de texte pour ensuite l'envoyer en .rtf sur mon kindle. Le lecteur s'adapte...