Vous connaissez peut-être les déserts de l'Utah et les grands canyons. Ce sont les décors réels d'innombrables western hollywoodiens qui ont nourri la mythologie US.
Que diriez-vous de vivre en temps réel le vertige de ces grands espaces, la soif animale qui vous saisit quand vous explorez les dédales des canyons.
Un homme a mis tout ça dans un livre autobiographique aux descriptions envoûtantes. Il s'appelle Edward Abbey. C'est l'écrivain culte du Nature writing et de la contestation au capitalisme.
Edward Abbey est rancher saisonnier dans un Parc National de l’Utah. Il vit dans une petite caravane, s’occupe du flux de touristes et surveille son vaste domaine. Il a du temps pour explorer ce paysage de canyons, de mesa, de déserts où coule le Colorado.
Le narrateur commence sa semaine le jeudi, il doit tout mettre en place pour accueillir les visiteurs du week-end. Le lundi, ramasser les poubelles, faire un tour pour ramasser les déchets, comme les kleenex pris dans un cactus.
« Je jette un oeil aux poubelles pour vérifier qu’aucun écureuil ne s’y est fait prendre au piège. »
Le mardi et le mercredi, jours de congé. Il va à Moab, ville de 5000 habitants qui vit de la manne de l’uranium, il fait ses courses et revient sans regret vers la solitude et sa caravane de tôle ondulée. Où on apprendra que le serpent indigo est l’ennemi utile des serpents à sonnette, qu’il élimine ou fait fuir systématiquement. L’homme se verrait bien continuer plusieurs saisons de cette vie-là, avec « cette sensation de temps ample qui vous permet de laisser vos pensées errer jusqu’au bout du monde avant de les reprendre. » Le mot stase revient souvent.
L’odeur du genévrier qui brûle est la plus belle odeur du monde. La fragrance de la sauge après la pluie. Des nuages noirs qui traversent les champs d’étoile. Un lever de soleil écarlate veinulé d’or exulte derrière le Rocher...
Une abeille dans une fleur de cactus y reste jusqu’à l’heure de la fermeture, le corps poudré de pollen, îvre d’un nectar sans nul doute merveilleux.
Mais un soir, des géomètres troublent sa quiétude. D’ici trois ans, une route bitumée remplacera la piste caillouteuse qui limitait l’afflux des touristes. L’écrivain imagine des endroits sauvages qui vont devenir accessibles à tous, tourisme de masse, caravanes collées les unes aux autres. Il fait l’éloge de ceux qui venaient à pied, qui faisaient l’effort de randonner.
Après avoir proposé des solutions alternatives au tourisme industriel, il narre la ruée de l’uranium dans la région, entre petits prospecteurs et grandes compagnies qui achètent les meilleurs domaines. On pense au gaz de schiste quarante ans plus tard... Puis il transpose un fait divers sordide en histoire mythique. Nous aurons longtemps en mémoire cet enfant brûlé par le soleil, accroché à un tronc d’arbre sur le fleuve de boue rouge. Il enchaîne avec une transhumance en compagnie d’un vieux cow-boy hanté par la crise cardiaque. Pousser le troupeau, aller chercher les vaches égarées dans les défilés, les tirer des sables mouvant...
Un jour, Edward Abbey remarque les empreintes d’un cheval. Seul, sous le cagnard, il essaie d’amadouer un grand cheval borgne devenu fou et sauvage qui refuse la compagnie des hommes. Il finit par abandonner et laisse le grand animal mythique à sa solitude.
Il définit ce que sont les sables mouvants, un mélange de sable et d’eau. Un homme ne s’y engloutit pas mais peut rester bloqué à partir de la taille.
Il continue d’observer la nature par grosse chaleur, la faune qui se protège, le vol des rapaces dans le firmament.
L’écriture est visuelle et nomme les choses avec gourmandise, engoulevent, yuccas, calcédoine, cornéliane, cryptocristalline, chrysobéryl, grenatite.
« Seul dans le silence, je comprends un instant la terreur que le désert primal suscite chez de nombreuses personnes. »
Avec un ami, ils descendent Glen Canyon sur une portion qui va bientôt disparaitre à cause du futur barrage. C’est une description enchantée sur le cours d’eau entre les parois et les alcôves sombres du grand canyon, à se nourrir de poissons-chats, se réfugier sous l’ombrage des peupliers, boire aux sources moussues et « la splendeur toujours recommencée du ciel, des falaises, des mesas. »
Une autre fois, lui et les rangers recherchent un touriste de 60 ans qui s’est perdu...
« Mourir seul, sur la roche, au bord de l’inconnu comme un loup, comme un grand oiseau, me paraît vraiment très chanceux. Mourir à l’air libre, sous le ciel, loin de l’insolente interférence des sangsues et des prêtres... Il y a en chacun de nous l’indicible conviction du bon débarras. Son départ fait de la place pour les vivants. »
Cela restera un intense souvenir de lecture où le cerveau se retrouve imprégné d’un décor sculpté par le temps : un fleuve de boue rouge qui dévale un canyon après des pluies torrentielles, un cheval borgne et fou, le vol des rapaces dans le firmament, deux hommes qui descendent le Colorado en bâteau pneumatique. Tout ça dans les vastes puits d’espace ou dans les alcôves sombres, les immenses arènes, les rocs vertigineux, les arches, les ponts, les cuvettes, les chaos d’éboulis, les ravines, les crevasses. L’écriture prouve qu’elle peut être plus puissante que n’importe quelle photo.
L’autobiographie date de 1968. Edward Abbey constate déjà les premiers méfaits de la culture capitalistique de son pays. Bientôt les pistes seront goudronnées pour permettre aux touristes de venir et polluer en masse. Ce testament d’un monde oublié, d’une réalité physique et paysagère où nous n’irons jamais. Mais nous pouvons lire et relire à plus soif les magnifiques pages de Désert Solitaire...