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lundi 26 novembre 2012

L'affaire des "affaires" en bande dessinée


Bande dessinée, 400 pages étouffantes.

Retour en arrière : 2006, l'affaire Clearstream éclate. Complot au sommet de l'État. Villepin a-t-il voulu mouiller Sarkozy avec une affaire de listings truqués?
La bédé commence fort: têtes de Chirac, Villepin et Sarkozy, et un fait divers déjà jauni dans notre esprit. Et cette question: Denis Robert est-il le corbeau ?
Car le héros des deux bouquins, c'est lui. Omniprésent, dans un va et vient permanent et répétitif entre ses enquêtes et une vie de famille constamment dérangée - sa femme qui fait la gueule, sa fille délaissée.
Denis Robert est un journaliste qui, suivant l'exemple d'Albert Londres, veut mettre "la plume dans la plaie", et ne veut pas devenir "l'agent de normalisation" qu'il se sent devenir au journal Libération.

Le premier tome est l'histoire d'une prise de conscience:  quelque chose est vicié dans la chaîne économique (p.86  «Il y a environ 1000 hypermarchés en France. C'est la plus grosse concentration dans le monde. Pourquoi y en a-t-il autant? Le hasard ou les compensations financières ?»)
Les juges européens décident de s'allier et de lancer un appel au sommet européen car le manque de coopération permet l'impunité. On y voit Van Ruymbeke, 43 ans, Chantal Pacary, une ex-épouse en fin de vie qui lui livrera des informations importantes.

Le second tome est l'histoire de son enquête sur Clearstream. Un barbu pas commode, vrai personnage de roman, Ernest Backes, lui apprend comment fonctionne cette chambre de compensation. Un carton au grenier rempli de microfiches plus tard, le tournage du film Les Dissimulateurs, et une mission parlementaire se met en place avec une audition  de plusieurs mois menée par des gens qui sont aujourd'hui au gouvernement. Le PDG de Clearstream démissionne, mais Denis Robert est assailli de plaintes en diffamation qui vont lui pourrir dix ans de sa vie.
Le hold up est permanent sous nos yeux...
Les livres datent de 2009, on sait que cela s'est  bien terminé pour Denis Robert.
Un peu trop tout ça...

Ce que j' en ai pensé: sentiment très mitigé. Je suis sorti de ces livres format manga avec le sentiment de malaise que j'éprouve devant une œuvre ratée. Pourtant le dessin est bon, le texte bien écrit mais il ya une telle quantité d'informations à faire passer dans une bande dessinée qu'ils ont accouché d'un monstre hybride mal foutu. 
Point positif: on apprend beaucoup de choses, le lecteur a une vision d'ensemble des enquêtes de Denis Robert. Mission d'information réussie, mais en tant qu'objet esthétique, c'est raté. C'est dommage, parce que ça ne donne pas envie d'aller plus loin. Il aurait fallu commencer par un vrai livre de Denis Robert...

mardi 20 novembre 2012

Origines de l'architecture à Champagne-sur-Seine


Champagne-sur-Seine, Et l’usine créa la ville…(2011)
Auteur : Nicolas Pierrot
Littérature régionale et patrimoine. Moins de cent pages pour un petit guide, fruit d'un travail collectif, bien construit autour de trois parties. Richement illustré, et qui se lit sans difficulté.
Cette ville du bord de Seine, situé à une dizaine de kilomètres de chez moi, se signale par son architecture atypique par-rapport à ses voisines. Ce patrimoine industriel attire immanquablement le regard quand on traverse la ville en train, en voiture ou même quand on la surplombe de la rive d'en face, à Veneux-les-sablons.

Tout commence en 1901. Ce qui nous paraît naturel aujourd'hui, l'éclairage urbain, le fonctionnement du métro, naît à cette époque. Pour suivre le mouvement de cette industrialisation, les usines Schneider, sous la conduite de l'ingénieur Oscar Helmer, décident de s'implanter à Champagne. Atouts du village: la desserte ferroviaire, la Seine, la platitude des terrains et une main d'oeuvre plus facile à recruter qu'au Creusot, terre d'origine de la dynastie Schneider.

Paul Friesé, architecte, sait penser le dialogue entre les machines et le bâti. Il fait élever l'usine cathédrale avec sa nef haute de 23 mètres, ses hautes parois de meulières blanches et ses deux clochetons horloge et sirène. La production: commutatrice pour le métro, dynamos, etc...
Source de l'image


Guerre de 14-18, l'effort de guerre, c'est ici qu'on fabrique les gros obus. Après guerre, c'est l'alliance avec la société américaine Westinghouse (ce qui explique les lettres SW boulonnées au fronton, 280 kilos chacune) qui détient des brevets indispensables, l'arrivés d'ouvriers russes fuyant la révolution bolchevique.

C'est après la deuxième guerre mondiale, forte demande des 30 Glorieuses, que les usines de Champagne connaissent leur âge d'or. Il faut doubler en cinq ans la demande d'électricité, et équiper les centrales. Champagne nous renseigne sur les cycles de l' évolution industrielle: le stator et le rotor, convertir le courant alternatif en courant continu, les ignitrons, la soudure verre-métal, et les efforts constants de l'électronique de puissance avec les diodes au silicium, et les thyristors. Bien sur, tout ce vocabulaire relatif aux sciences dures est de l'hébreu pour moi mais ça poétise le réel en le réifiant.


La petite église Russe témoigne de la présence d'une centaine d'exilés russes. 
Les ouvriers russes de Jeumont-Schneider ont eut bâti leur église


Puis c'est l'alliance avec Jeumont, dans un contexte de concentration industrielle, fabrication de circuits imprimés, pompes hydrauliques, téléphonie et informatique au début des années 80. Le geek qui sommeille en moi, en voyant les images d'archives, se dit, tiens, et si nous avions eu des inventeurs géniaux, une "silicon valley" aurait pu s'installer ici...Mais au lieu de ça, les usines dépérissent peu à peu et l'usine ferme en 1994. Aujourd'hui, le site principal continue de construire des machines dans l'électro-mécanique.

La deuxième partie du livre nous parle du développement architectural de la ville autour de l'usine, sous l'impulsion d'Édouard Delaire. On crée des quartiers, avec ses maisons blocs pourvues de l’électricité, l'eau distribuée, une voirie en avance sur son époque, le tout à l'égout, la lumière dans les rues. L'accession à la propriété est encouragée, manière d'enraciner et de moraliser les populations ouvrières.

La troisième partie nous propose quelques itinéraires dans la partie industrielle de la ville, prétexte à des balades livre à la main. On apprend l'histoire du lycée La Fayette, celle de la mairie, de l'école, la maison des célibataires, les logements des cadres, les escaliers en ciment armé facilitant le lavage et évitant les incendies, les carreaux en damier, les monogrammes en ciment moulés sur le fronton des bâtiments, le stade, le vélodrome construit en 1926, long de 250 mètres, une vraie curiosité quand on découvre Champagne.

vélodrome de Champagne-sur-Seine

Bref, un petit guide très complet et détaillé -au juste prix: 9,50 euros- qui fourmille de termes techniques. C'est ce que j'aime dans ce genre de littérature: relier l'histoire locale à la grande histoire, pouvoir nommer les choses, connaître l'origine d'une architecture qui détonne parmi les villages du bord de Seine. Réveiller la banalité du quotidien en sentant vibrer le passé.

mercredi 14 novembre 2012

« Bien sûr, les choses tournent mal...»

Prix Landernau


Un dieu un animal, de Jérôme Ferrari.
Éditeur: Actes Sud- Publié en janvier 2009- 110 pages de vie dense. 

Un homme est rentré dans son village corse, il a retrouvé l'odeur de ses parents, l'odeur du monde mais il est revenu seul: Jean-do, son meilleur ami, est mort, et, pour le père de ce dernier, celui qui est revenu est mort avec lui. Un chien de sanglier vient lui tenir compagnie. Il se souvient de scènes de guerre, du chewing-gum offert à un enfant, et des conséquences, de l'adjudant qui l'a formé à l'armée, ses années d'adolescence avec Jean-do, et surtout de Magali. 
« Tous les fantômes immuables de ton passé sont là...» Une voix qui dit Tu, qui s'adresse à l'homme comme une voix intérieure, et on se fond en elle, on adopte son rythme et on se laisse emporter, on accompagne le personnage dans son passé.

L'autre personnage, c'est Magali, qui a reçu une lettre de ce Corse dominé par le poison de la nostalgie. Elle vit dans un monde différent. Après des études de psychologie, elle a intégré un cabinet de recrutement et a assimilé les normes de ce milieu, les règles de la réussite professionnelle, de l'épanouissement individuel, les règles visibles et les règles cachées...

Deux personnes qui n'auraient pas du se revoir...Je n'en raconte pas plus. J'ai aimé ce court roman d'une seule voix qui abuse peut-être  d'expressions un peu vagues et universelles comme "la glaise primordiale"," la multitude des êtres et des mondes", "l'étreinte du monde"," les mécanismes obscurs de l'existence"...mais on échappe aux clichés. Et il me reste des images: le parking d'une boîte de nuit, la chair triste et vomissante d'une aventure de passage, le profil impavide d'un adjudant, la bouche pleine de rires du meilleur ami, la visite d'un hôpital psychiatrique , un attentat, un vieux chien fidèle, une carabine à merles...

Il a obtenu le prix Goncourt il y a 15 jours pour le roman Le sermon sur la chute de Rome, ça raconterait l'histoire de deux vieux amis qui tiennent un bar en Corse et refont le monde, bref, ce roman nous permet de commencer à imaginer le suivant... 

dimanche 11 novembre 2012

Visions de Mandiargues


Dans un vieux cahier marron à spirale où sont notés les livres que j'ai lu, je cherche ce nom: Mandiargues. 1993...J'ai lu Sous la lame, au mois de mai, et Le musée noir, en juillet. J'en gardais un souvenir de soleil, de pierre, de minéralité, un style recherché et des images dans la tête.  J'avais très envie de retrouver le contact avec ces images, les visions de Mandiargues. Presque hanté par ces ambiances à la De Chirico ou Leonor Fini. Tout ça pour dire comment un style littéraire s'infuse en nous, et comment, peut-être, un écrivain reste...
Pas facile à trouver, en tout cas, Mandiargues. J'ai mal cherché aussi, à la lettre M, alors que c'est à la lettre P: Pieyre de Mandiargues. Cinquième étage du Gibert, boulevard St Michel, je trouve, d'occase, ces livres en bon état, un peu jaunis et pas chers. Marrant de retrouver ces vieilles habitudes d'étudiant à l'ère des liseuses. Les états de lecture coexistent.


Soleil des loups, de André Pieyre de Mandiargues (14 mars 1909-13 décembre 1991). «Contes lunaires, situés dans des lieux vagues, sous des ciels brouillés, ce sont des histoires fantastiques par excellence. Ils n'ont d'ambition ni de justification que d'être fantastiques.»
L'Archéologue. Conrad Mur, chargé de mission archéologique, nous fait entrer dans sa rêverie liquide, dans un paysage où les lézards sont figés au flanc de la pierre morte. Une plongée imaginaire où il rencontre une grande statue de femme sous la mer. Il retire de son doigt un anneau qui est le double exact de celui qu'il a offert à sa fiancée, puis le remet, croyant aux présages et aux signes. On croirait la Vénus d’Île réécrit par D'Aurevilly. 
Il se rappelle les circonstances de leur rencontre, l'hiver, la fête au village de Grouin, et une course sous la lune sur un lac gelé. Puis ce sera Naples, une femme de cire et le dépérissement de Bettina...Dès cette première nouvelle, je retrouve intact le plaisir de lire Mandiargues, poète en prose, qui compose et nous convie à ses visions comme un peintre. Phrase sinueuse qui s'enroule de mots que l'écrivain charrie comme des galets dans sa bouche. 
Clorinde, conte ramassé, où la nudité se mêle au sang, à la mort, qui m'a évoqué une peinture de rapace de Max Ernst...Lisez Clorinde (billet précédent).
Le pain rouge, ou comment visiter l'intérieur d'un morceau de pain, orifices, cavernes , labyrinthe, abeilles, jouissance....
L'Étudiante; là encore, ce qui compte, plus que l'histoire, c'est cette image qui nous reste d'une ville fantôme, d'un ange qui apparaît dans un quartier dévastée où vit une étudiante qui fait des orgies de pâtisseries et que le narrateur ne reverra plus. 
L'Opéra des falaises. Le capitaine Idalium se met à suivre une drôlesse un peu tzigane. Dans ce monde-là, tous les meurtres se paient et cet opéra est le chant d'un sacrifice humain.
La vision capitale. Le bestiaire aura eu son importance dans ses contes. Ici, ce ne sont plus les morses à longues défense du conte précédent, mais une héroïne déguisée en coq, Hester Algernon, arrivée trop en avance à une fête, devant un château aux murailles obscures. Elle sera victime d'un bête fait divers. Ou comment le stress post-traumatique devient du fantastique chez un auteur influencé par le surréaliste. 
Je continuerai à lire Mandiargues. J'en ressentirai le besoin. Avec lui, on fait provision de mots-visions qu'on pourrait recombiner à notre usage même si parfois on est étourdi par une telle densité. 

samedi 10 novembre 2012

Clorinde

Par André Pieyre de Mandiargues 
(1951)
  Tu dors comme  un bœuf. Tu t'es soûlé, hier soir encore,  et maintenant  des vapeurs de rhum font  se culbuter  les mouches autour  de l'œuf aérien qui sert  de contrepoids  à la lampe. Le matin approche : pâlit la lumière du gaz en face de la fenêtre dont tu négligeas  de tirer les volets. Sur le marbre de la commode,  à côté du lit étroit où tu gis, un globe en verre recouvre  de menus objets qui attirent le regard,  et là-dedans  je distingue trois ou quatre papillons  secs,  des phalènes avec un sphinx pointu, un morceau de bois résineux naguère mais rongé  par les larves de je ne sais quelles  bêtes,  et puis, sur un lambeau  de mousse, un petit heaume  en acier niellé de vieil or, qui n'est pas plus grand qu'un dé à coudre  et dans lequel  un armurier  reconnaîtrait  peut-être un ancien travail  allemand.
La vie, pour toi, nul doute  que ce ne soit chose  du passé;  les jours que tu traînes ne seront  pas nombreux désormais. Tu bois, puis tu dors,  roulé dans une couverture d'écurie sur ce sommier  sans draps.  Hâtivement tu saisis  un livre posé à portée de ta main, ou bien tu feins d'écrire, mais la page reste blanche,  quand frappe à la porte  la concierge  qui veille  à ton ménage, car tu crains le secret  jugement de cette femme que tu n'as  jamais entendue  prononcer le moindre mot et qui ressemble à un fagot d'épine noire.  Et puisque  bientôt tu seras  mort, je vais essayer  de noter sur ces feuilles éparses,  puisque aussi tu ne seras  jamais capable de le faire,  ce que tu m'as confié  cette nuit après que, sur ta prière, je t'eus  accompagné  chez toi, avant que tu ne te fusses emparé de cette bouteille,  vide maintenant et que I'inclination  du plancher  ramène vers moi, chaque fois que, du pied, j'essaye  de la pousser sous le tiroir inférieur du meuble de toilette.
Un jour très chaud  au début de I'automne  dernier, dans une forêt de pins où tu te promenais  avec le projet vaguement  d'y récolter des champignons - mais la saison n'en était pas encore venue - soudain  tu aperçus,  au sommet  d'un renflement du terrain, un objet qui suggérait un château  fort avec remparts, créneaux  et tourelles ainsi que l'on en voit sur les dessins de Victor Hugo. Ce n'était pourtant qu'un morceau  de bois dans un lit de belle mousse,  mais blanchi  par les pluies  de plusieurs  hivers  et percé  de galeries par les mâchoires des larves  rongeuses. Une curiosité te fit I'arracher  de la mousse, le tourner, le retourner  près de tes yeux, le secouer  et il rejetait une poussière  pareille à de la farine. Alors tu entendis à I'intérieur une sorte  de cliquetis bizarrement  métallique, et d'un trou jaillit une créature brillante  et vive, que tu pris pour un insecte, au premier  abord.  Un gros grillon, pensas-tu,  incapable d'en croire tes yeux et d'admettre immédiatement  I'existence de ce chevalier minuscule, des pieds à la tête enfermé  dans une armure à reflets d'or roux,  lequel, debout sur ce qui t'avait semblé  un pan de remparts, tira sa grande  épée, I'empoigna à deux mains,  commença des moulinets fort peu rassurants  pour tes doigts.
Tu le regardais  avec stupeur  et crainte, si bien assuré paraissait-il  et si bien capable  de trancher  jusqu'à  I'os ton pouce posé sur le bois (ou bien encore de fendre  en deux morceaux le gros  ongle, ce dont I'idée seulement est aussi douloureuse  que le fait). Un mouvement nerveux  de ta main,  devant  un coup de taille qui I'avait frôlée d'assez court,  renversa  le support; de la hauteur de ta poitrine le petit guerrier tomba jusqu'à  terre, où  il heurta  contre un caillou; tu le vis immobile.
Courbé  tout de suite (et d'un tel essor qu'il faillit te précipiter à plat ventre par-dessus lui), tu le ramassas. Il fut dans le creux  de ta main, et toi, craignant qu'il ne se fût blessé sinon tué dans sa chute, pour le secourir  tu essayas  d'ouvrir  son armure. Tes doigts,  quelque  temps malhabiles,  trouvèrent à la fin le ressort  du heaume  : visière  levée, merveille inattendue, la plus ravissante figure  de jeune fille se dessina dans le pertuis.
Alors, prenant grand  soin de ne pas égratigner  au contact du fer le visage  de la belle évanouie,  tu le retiras complètement  du casque,  tu dégrafas  la cuirasse  qui, munie d'une charnière  de poitrail,  s'ouvrait  par derrière à la façon  de certains  corsets,  et puis, la petite femme  saisie par la taille avec autant de délicatesse qu'en pouvaient mettre tes doigts,  tu I'extirpas  tout entière du reste de son armure; geste  qui, remarquas-tu par ailleurs, ne différait en rien de celui, familier,  qui fait sortir de sa carapace  la queue charnue d'une langoustine. La créature n'était plus habillée  que  d'une chemise, qui te parut d'un très fin tissu mais qui, à l'échelle du corps, était en réalité  de grosse toile, chemise  qui descendait un peu plus bas que la moitié des cuisses et qui cachait assez médiocrement les formes  arrondies d'une  gorge dorée.
La vie bientôt  revint en elle, et comme tu t'étais assis par terre pour la plus commodément examiner  ce fut un jeu pour la petite guerrière de sauter  de ta main sur ton genou, puis de là dans la mousse,  où elle essaya de fuir; mais des barbes  qui saillaient inégalement gênaient  sa course, et tu n'eus pas trop de mal à la reprendre. Elle se débattait  avec rage, secouant une chevelure  très noire et très fournie  qui s'arrêtait  aux clavicules,  donnant sur tes doigts des coups de poing, essayant  de te mordre. Pour l'obliger à quelque tranquillité, tu arrachas  deux brins de laine au bas de ton veston. L'un de ceux-là, qui est roux dans ta mémoire encore,  servit  à lier derrière son dos les poignets de la créature; le second,  d'un joli bleu, fut attaché par un bout à sa cheville et par I'autre  à un gravier  assez pesant pour désormais  rendre sot tout espoir  de fuite.
Agenouillée sur la mousse auprès  de son boulet, quoiqu'elle ne pût tendre  les mains  il te sembla qu'elle te suppliait. Cela te donna envie  de la voir toute nue  : après avoir tiré de ta poche un canif, tu la tins suspendue  en I'air, tu fendis (sans  oublier les épaulettes) par derrière et par devant et de haut en bas sa chemise  dont le vent où il voulut jeta les lambeaux,  puis tu rendis la prisonnière  à son lit de cryptogames. Elle se coucha sur le dos, ferma les yeux, adopta le comportement  résigné des femmes de la grande  espèce (ainsi dans ton jargon parlais-tu  de la tienne) quand elles savent qu'il n'est plus temps d'avoir honte ni même de feindre d'avoir honte et qu'elles abdiquent toute sorte de pudeur. Ton regard  la parcourait sans nul obstacle,  traînant sur la gorge  entrevue  plus tôt et d'une splendeur vraiment  tamoule  dans Ia coupole  et dans  le poids, mesurant la taille qu'une bague eût contenue, caressant  le beau  poli lourd  des genoux et des cuisses,  plongeant dans le triangle  obscurément  bouclé d'une toison que son lustre et sa vigueur faisaient  quasi bestiale.  Comme si ce n'était assez du regard, ton gros nez se posa sur son ventre  : ce corps exhalait un parfum assez  semblable  à celui du réséda en fleur. Que n'aurais-tu donné pour qu'il te fût permis de décroître jusqu'aux dimensions de la petite créature,  de tomber, son pareil, sur la mousse  à côté d'elle et de la prendre dans tes bras, puisque, de toute évidence, les liens dont tu l'avais chargée la mettaient à la discrétion  du premier venu, pourvu seulement qu'il fût à sa mesure  ?
Vint le moment  qu'il fallut bien donner  une issue à ton désir, si furieux qu'il te secouait  de rage impuis- sante  devant  le petit corps. Et certain  de pouvoir, dès que tu le voudrais,  retrouver  ta prisonnière, tu te jetas dans la forêt ainsi qu'un homme privé de  sens, étreignant le tronc des pins qui se renconraient devant toi, roulant au fond des fossés, déchirant  des tapis de capillaires et baisant la terre crue entre des pieds de chiendent, de plantain et de prêles; mais quand ta frénésie fut éteinte et quand, souillé de boue et de débris végétaux, tu revins vers celle que tu considérais comme tienne à l'égal d'un hérisson ou d'un lézard capturé  pendant une promenade,  elle avait disparu.
Aucun doute que I'endroit ne fût celui où tu I'avais laissée.  Le lien de laine bleue  ni le gravier n'avaient bougé du lit  de mousse. Cependant le premier était tranché  aux trois quarts  de son ancienne  longueur,  et il baignait dans une éclaboussure  de sang frais.
Pas un instant  tu ne soupçonnas  les fourmis des pins, dont quelqu'une, rapide,  non loin de là courait entre les aiguilles sèches,  puisque  nul ossement  ne paraissait  sur la mousse  et qu'il est bien connu que ces insectes décharnent  leurs grosses proies et ne ravissent  pas; mais avec une indescriptible  horreur tu pensas  au bec d'un oiseau. D'une façon  plus particulièrement  douloureuse  bourrelait ta conscience,  dardé sur le corps nu de la petite femme,  un bec de fauvette.  Pourquoi donc, me dis-tu, les charlatans  qui écrivent des contes  ou riment des chansons,  avec d'obtus naturalistes, ont-ils prodigué si légèrement  à la fauvette cette  réputation  de joliesse  et de bonne grâce  dont elle jouit aux yeux de ceux qui sont incapables de voir clair ? Son chant  n'a rien d'autant délicieux  qu'on le croit. Son nom tout seul arrive à peindre bien la maligne bête qu'elle est dans  la réalité, hors du monde  imaginaire  bâti par les poètes. En effet, me dis-tu encore, ne suffit-il pas de prononcer à haute voix ces trois mots :  « le furet, la fouine et la fauvette... »  pour apercevoir aussitôt toute la sinueuse fourberie,  tout le caractère  implacablement cruel et carnassier de cet oiseau de proie? A tes pieds, cherchant quelque  vestige de celle que tu avais  perdue, tu ramassas  le petit heaume; et roulé dans ton mouchoir où tu aurais  voulu chaude  et vivante enfermer Ia guerrière qu'il avait coiffée, tu le portas  chez toi.
Quant au reste de l'armure, où était-il tombé ? Malgré  de longs efforts à le chercher, tu ne le trouvas pas.
Et maintenant ta vie est devenue cette chose pitoyable. Ce que tout homme  vaguement  songe et désire  s'est offert à toi, dans  Ie milieu d'une belle journée d'automne, sous les pins d'une  forêt landaise,  mais tu l'as repoussé  par le délire de tes sens.  Rien ne viendra plus pour toi que la mort. En attendant qu'elle te prenne, tu te soûles  au rhum, comme  une brute, et tu dors.
 Soleil des loups.

mercredi 7 novembre 2012

Un manuel de sociologie


Nouveau manuel de sociologie (Armand Colin). 250 pages pas trop difficiles à lire.
Livre collectif dirigé par François de Singly, Christophe Giraud et Olivier Martin. Il appuie ses théories  sur l'expérience ordinaire des gens dans une situation donnée.
Il part d'un énoncé simple (J'allaite mon enfant, Je vais au musée, Je sèche les cours). Le but est de mêler plus étroitement l'enquête de terrain et les cours de théorie.
Mais d'abord, le sociologue doit avoir une trousse à outil, une méthode. Il s'agit d'éviter la position de surplomb où il sait toujours mieux que les individus eux-mêmes ce qu'ils font et les raisons pour lesquelles ils le font.
La sociologie permet de comprendre l'écart entre les normes sociales et le comportement des individus. Les individus résistent non parce qu'ils sont ignorants mais parce qu'ils ont de bonnes raisons d'agir autrement.

Le risque pour le sociologue est d'observer la scène avec ses "lunettes naturelles", produit de son histoire, de son milieu et ses préjugés, qui faussent le résultat de l'enquête. Les auteurs proposent 3 types de point de vue.
- s'attacher aux déterminants sociaux des gens (ex: comparer la réussite scolaire et l'origine sociale).
- s'attacher au monde subjectif des gens, comprendre les motivations de leurs actes, ce qu'ils ont éprouvé, comment ils rationalisent leur comportement.
- s'attacher aux processus (ex: observer la vie dans un bar)

Une question divise les écoles de sociologie: le sociologue a-t-il un point de vue scientifique, détaché, sur la réalité observée ou sa présence transforme-t-elle cette réalité, notamment parce qu'en ayant une fonction de dévoilement (ex: Bourdieu et les héritiers), il peut se mettre du coté des dominés, voire s'engager ? Les auteurs répondent-ils à cette question ? Je ne m'en souviens plus, lisez le livre...
Le sociologue se sert de variables, soit qualitatives, soit quantitatives, le sexe, l'âge, le milieu social, sont des variables incontournables, les CSP (catégories socio-professionnelles) en sont d'autres. Les variables permettent de montrer des ressemblances, les différences à l'intérieur même de ces ressemblances. Et ainsi de mesurer, de saisir, une partie de la réalité sociale.
Il a à sa disposition des techniques d'enquête (qui/quoi/comment) au choix:
- le questionnaire
- l'entretien
- l'observation 

La grille d'observation (p.49) m'a plu par son coté obsessionnel, j'ai pensé très fort à Georges Pérec, à son cahier des charges de La vie mode d'emploi, ainsi que sa Tentative d'épuisement d'un lieu parisien.
Les chapitres suivants abordent d'ailleurs le langage à utiliser pour décrire. L'enquêteur doit respecter une grammaire de l'enquête, rechercher le concret et refuser le général, adopter le passé composé, et ensuite le mêler à son discours théorique.

Mais la sociologie, à quoi ça sert ? Elle permet de comprendre comment les normes sont adoptées et adaptées par les individus. Exemple concret d'une utilité de la sociologie, comprendre pourquoi le bronzage perdure sur les plages malgré le coût sanitaire des cancers cutanés. Et comment améliorer la situation.

Le dernier chapitre de cette présentation nous propose une satire de la discipline sous la plume de François Dubet.

Les 16 cas pratiques sont répartis sur trois thèmes intitulés Perspectives du milieu social, Perspective du genre et Perspective âge et génération.
Quelques notes, pour mémoire.
-La première enquête s'intéresse à la notion de classe sociale et montre comment le refus chevillé au corps de se définir comme ouvrier signale un éclatement de la classe ouvrière.
-Le pavillon ou vivre comme tout le monde, une image négative, celle du pavillonnaire, qui se renverse, invention d'une nouvelle catégorie: les "petits-moyens". J'ai pensé à un roman méconnu de Simenon qui se passe dans un lotissement (je vais retrouver le nom...).
-L'AG. Observation de l'heure, du lieu, des gens, de leurs actes, le brouhaha léger mais constant, le rituel collectif de la manif, et le savoir faire des syndicalistes chevronnés.
-L'assisté (RMI), le sentiment d'être un parasite, le vécu de l'humiliation, l'autonomie étant devenue la norme qui s'applique à tous les individus, l'intériorisation du regard d'autrui, se voir assimiler à une partie de la société -le clochard- dans laquelle on ne se reconnaît pas, connaître les ressorts du système et avoir appris son rôle, construction d'un statut de victime ou acceptation d'un handicap.
-Allaiter. Pratique sociale et normée. Le lien entre le milieu social et l'allaitement: ce sont les femmes situées le plus haut sur l'échelle sociale qui allaitent, p.141 lien entre diplôme et allaitement, celles qui cherchent le savoir dans les livres, et celles, situées plus bas sur l'échelle sociale, qui ont plus d'expérience (familles nombreuses) et sont donc moins perméables aux normes modernes de puériculture.
-Le musée. La timidité culturelle, analyser l'engagement subjectif dans la visite. Bourdieu: je me rends au musée pour rendre visible le niveau élevé de mes ressources culturelles et pour ainsi  me distinguer de ceux et celles qui n'y vont pas. Que l'on peut transformer en -petit exercice de lucidité-  je tiens un blog sur les bouquins savants que je lis pour me la péter, pour me distinguer de ceux qui regardent Koh Lanta...
-Celle qui dit : je suis une salope. Le dominant et la violence symbolique. Renverser le stigmate. Le stigmate formule le rapport à la norme. Désamorcer l'insulte et vider le stigmate de sa substance.
-La double journée des femmes. Enquête sur les inégalités domestiques, la répartition des tâches dans le couple.
-La femme ingénieure. Intériorisation des valeurs de modestie, discrétion, d'attention aux autres qui bloquent. L'acteur dupé, l'agent stratège, l'acteur mobilisé. Le plafond de verre. Importance de la complicité forte avec la mère pour la femme ingénieure.
-Force mentale des conducteurs de bus. Le refus du je serait une des stratégies de grandissement de l'auteur (à propos de l'auteur de l'enquête, qui contrairement aux autres enquêtes dit je ). Virilité populaire et engagement dans le travail. Baisser son froc et masculinité. La force c'est l'aptitude à rester zen.
-La radio des jeunes. Style de vêtements, 241. Je commence à comprendre le pourquoi de ces pantalons bizarres, dit "baggy".
-Le jeune malpoli. Les établis, les marginaux. Le sentiment que l'incivilité augmente. Les jeunes refuseraient le statut de marginaux que les adultes entendent leur attribuer. Le sentiment global que les marginaux possèdent une capacité à construire ou à entretenir des réseaux de solidarité, de jouir d'une cohésion qui leur fait défaut.
En relisant toutes ces notes, je me rends compte qu'on peut s'identifier à beaucoup de situations, et que cela tisse une espèce de réseau qui permet de mieux comprendre la société dans laquelle on vit, et ce qu'on peut éprouver, le rôle qu'on joue parfois à l'insu de nous-même. Et je me pose la question de la place de la littérature par-rapport à la sociologie. On regarde la société d'un oeil plus lucide. Jusqu'à ce qu'on ait oublié.

jeudi 1 novembre 2012

Kampuchéa, de Patrick Deville



  À l'écart du village, j'ai posé mes sacs dans le bungalow sur pilotis du Viking. Des singes à moitié domestiqués mangent sur l'herbe les fruits qu'il vient de leur lancer. Sur une table, un exemplaire du Bangkok Post de la veille. Assis à son bureau, le Viking tousse devant un ordinateur. Il est vêtu d'un paréo à fleurs, le torse colossal nu et ridé, les muscles avachis brûlés de soleil, les cheveux longs et blanchis, quelque chose d'un hippie très vieux. Il a finalement accepté de dresser pour moi des listes de lieux, de noms, de téléphones. Une longue pipe en ivoire sur son reposoir. 

Dès le début du "roman", le ton est donné, le style est posé. On ne reverra pas souvent le Viking, c'est l'une des silhouettes du présent. Le narrateur, un écrivain voyageur (Deville déteste ce terme), s'intéresse davantage aux figures du passé. 
Que cherche-t-il ? Ce n'est pas vraiment dit. Il est sur place et il raconte sa remontée du fleuve, sa traversée du Cambodge. Il suit le procès de Douch, le tortionnaire de S 21, cet homme qui récite La Mort du Loup de Vigny, l'employé idéal tel que le décrivent toutes les offres d'emploi, la partie noire et putride de notre âme, ce francophone, comme Pol Pot, comme les autres khmers rouges, anciens étudiants à Paris. Les chauves-souris en pyjama noirs, la destruction de l'argent, les livres interdits, un immense camp de concentration dans lequel briser une cuiller ou une pousse de riz est un crime passible de mort, un pays dont les rescapés n'auront plus aucun papier d'identité, ni diplômes, ni titres de propriété.

Il trace des biographies en courts chapitres. Page 48, le portrait de l'étonnant Norodom Sihannouk, un nom qu'on entend aux infos (pas étonnant, il est mort il y a quinze jours...) mais sans connaître sa vie, son histoire. C'est à ça que les livres servent. À quoi bon inventer des personnages romanesques quand de tels individus peuplent la réalité?
 Patrick Deville excelle aux  instantanés d'histoire, l'écrivain visualise comme un film (p.92 ...je continue à filmer l'histoire de la rue) les épisodes du passé. Il avance dans la ville, au long des fleuves, il interroge les témoins, les survivants, et imagine ce passé auquel la France coloniale est si liée. Aucun jugement moral, les descriptions suffisent, dans une langue sobre aux mots choisis et précis. Il nous fournit des images du passé, ce livre pourrait être vu comme un réservoir d'images de ces contrées asiatiques, "ces pays de la beauté absolue, des végétations déraisonnables".

Et surtout il sort de l'oubli des personnages oubliés. On connaît Angkor, mais connaît-on le nom de de Henri Mouhot qui redécouvre "les grands fantômes de pierre sous la nuit humide de la forêt, mangés de lianes et de racines". Puis se succèdent comme une litanie les personnages que convoque l'écrivain, du passé récent, comme David Carradine, dont la gueule d'aventurier ne dépare pas, accro à l'asphyxiophilie...ou le père François Ponchaud. Malraux et sa tentative de vol, Graham Greene, le flegmatique agent secret et écrivain anglais, Pierre Loti qui écrira Un Pèlerin d'Angkor, Georges Groslier qui photographie et recense les pagodes, et surtout  Auguste Pavie, naturaliste, géographe qui va relever des milliers de kilomètres de territoire et finira sa vie paisiblement. Découvrez l'existence de cet homme que Deville sort de l'oubli...
Auguste Pavie

Voilà, j'ai peur d'en avoir déjà trop dévoilé sur ce livre de 247 pages. De ces romans qui peuvent lasser le lecteur paresseux, mais dont les visions infusent lentement dans la mémoire. Pour avoir vu Patrick Deville en photo, on imagine bien -scène du livre- l'écrivain voyageur aguerri et flegmatique, à la dérive sur le fleuve, la mèche grise, Marlboro light vissée au coin de la bouche, le regard pensif et méditant déjà ses phrases, même si les hommes sont parfois "perdus dans des pensées impossibles à traduire".

C'est curieux, il y a une sorte de lassitude fatiguée qui a pu me contaminer au cours de la lecture, mais une fois le livre terminé, une seule envie, en relire un autre de l'auteur.