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dimanche 25 août 2013

Les fantômes de Modiano


Patrick Modiano, Dimanche d'août, folio Gallimard, 1986. 
Un jour, à Nice, il a revu Villecourt. « Son regard a fini par croiser le mien», c'est la première phrase. Ils parlent de Sylvia. Qu'est-elle devenue ? C'est le mystère du roman, ce qui fait de cet objet de papier une zone vibrante, vivante, comme si, une fois refermé, il détenait une énigme à décrypter, un rébus à lire entre les lignes, qui nous donnerait la clé...
Et puis le narrateur se met à éviter Villecourt. Et Villecourt disparaît, définitivement. C'est le début d' une lente remontée vers le passé. Les fantômes, les ombres, les silhouettes qui se découpent sont omniprésents. Impression renforcée quand on a déjà beaucoup lu Modiano. Les personnages modianesques se fondent les uns avec les autres en surimpression «... dans ces bourgades thermales fantômes de l'automne où les passants semblent à la fois plus légers et moins bruyants qu'ailleurs.» (Julien Gracq à propos de Villa triste, En lisant, en écrivant,  p.270 ).

« Autour de moi, des femmes et des hommes, aux raideurs de momie, prenaient le thé, silencieux, leurs regards fixés vers la Promenade des Anglais. Eux aussi, peut-être, épiaient parmi cette foule en procession des silhouettes de leur passé. »
L'auteur à l'époque du roman fin des années 80
 (photo: Michel Ristroph, Télé7jours)

Sylvia descend du train. Sur elle, le diamant La Croix du sud. Son histoire est racontée dans un dictionnaire des pierres précieuses. Elle est "la marque éclatante d'un mauvais sort" qui pèse sur les deux amants. Ils rencontrent ce couple, les Neal, qui ne sont sans doute pas ce qu'ils paraissent être, dans la confusion des saisons, sous un un ciel rose de crépuscule ou dans la nuit qui efface la désolation des journées de pluie.
Passé proche et passé lointain se mêlent. Les rencontres avec le consul, un vrai américain celui-là, au bord d'une piscine vide dont le fond est tapissé de feuilles mortes et de pommes de pain, ont lieu quelques mois après l’événement. Avant son départ définitif, le consul lui fournit des renseignements.  Il y avait bien un Neal autrefois, s'agirait-il d'une histoire de revenants...Et, après le choc,le malaise, vers la page 126, on repart une fois de plus vers le passé, les bords de la Marne avec le plongeoir, le toboggan, les cabines de bain, la pergola blanche aux piliers oranges et une femme qui vous enveloppe d'un regard doux et étrange....
Au narrateur, il ne restera plus qu'un cliché pâle, pris par un photographe ambulant, métier lui aussi disparu:
 « Non, il ne faut jamais négliger ces sentinelles, leurs appareils en bandoulière, prêtes à vous fixer dans un instantané, tous ces gardiens de la mémoire qui patrouillent dans les rues. »
Modiano sait poétiser le réel avec des phrases simples. L'inquiétude domine.Il y a des ombres dont on doit se cacher. Éteindre les lumières et retenir son souffle. Celui qui raconte semble toujours trop jeune pour ce monde interlope.  Quand on quitte le roman, la petite musique continue à résonner dans notre cerveau et on se vit tel le narrateur modianesque. On est extrait de la banalité du réel, de la répétition du quotidien. Modiano redonne tant de mystère aux choses que ses brèves histoires, on passe plus de temps à les rêver qu'à les lire. Et, comme les rêves, passé le temps de la lecture, on a tendance à les oublier, à les confondre.

jeudi 22 août 2013

Le cerveau attentif, le petit manuel de tes neurones

Neurosciences
Lecteur attentif

LE CERVEAU ATTENTIF, de Jean-Philippe Lachaux. Contrôle, maîtrise et lâcher-prise. Odile Jacob poches. 10,90 euros.
380 pages riches et essentielles.
L'auteur:
Ce livre est le fruit de dix ans de recherches consacrées à la fusion de connaissances théoriques et intuitives concernant l'attention: ce que ça me fait de faire attention et ce qui se passe dans mon cerveau quand je fais attention. 
 Jean-Philippe Lachaux était étonné de ne trouver aucun ouvrage qui vulgarise la concentration, sauf La pratique de la concentration de Taisen Deshimaru.
« J'ai compris à cet instant que la compréhension de l'attention ne devait pas être seulement intellectuelle, mais qu'elle devait aussi s'accompagner d'une pratique.» Il se passionne au quotidien pour ce phénomène mental.

Difficile de résumer...Comment faire un billet synthétique sur un tel livre, on risque de passer  une étape du raisonnement et dénaturer la pensée de l'auteur.
Notre attention vaut de l'or dans une société où l'information et la publicité ont tout envahi. Grâce à elle, on sort du bruit de fond, on existe. De même, la volonté se manifeste essentiellement par notre effort d'attention.

 Dans le premier chapitre, on tente de définir l'attention en plongeant dans l'histoire de la psychologie. Comment l'étudier, introspectionnisme ou behaviorisme ? On découvre l'attention sélective, indispensable pour un organe comme le cerveau engagé dans un processus de digestion du monde. Et le phénomène du biais, qui désigne un décalage entre ce qu'on observe et ce que l'on s'attendrait à observer normalement.

Dans le chapitre 2, il dresse un panorama rapide de la constitution du cerveau, cortex, lobes, hémisphères, insula, cervelet, neurones, dendrites, axones, ions, molécules et les si fameux neurotransmetteurs. Il compare l'organisation des neurones à la vision d'une forêt en janvier. A partir de cet organe sous sa cloche d'os, le psychologue va étudier les fonctions cognitives sur trois niveaux: comportemental, neuronal et cognitif. (p.54). Il va ensuite disséquer les opérations mentales dans chacune des opérations de la vie quotidienne. Il est aidé en cela par les progrès du matériel avec l'IRMf, la TEP, l'EEG et la MEG mais s'aide aussi d'études menées sur des patients épileptiques  ainsi que des études sur les animaux.

L'attention commence à être vraiment étudiée à partir de la seconde guerre mondiale au Royaume-uni parce qu'on veut améliorer les performances des contrôleurs aériens. L'attention sélective, les filtres attentionnels, l'effet pop-out, le phénomène de conjonction illusoire sont démontrés.

Ces théories servent à comprendre à quel point nous percevons peu d'objets si nous ne faisons pas attention. Nous avons l'impression de voir, mais il s'agit le plus souvent d'une reconstruction du cerveau après coup. Lachaux souligne le coté contre-intuitif de cette idée. Il cite l'expérience du gorille que les spectateurs ne voient pas traverser la scène dans un petit film élaboré par le psychologue Daniel Simons. Et termine ce chapitre (à quoi sert l'attention ?) par l'hypothèse d'une conscience phénoménale qui ne laisserait aucune trace dans l'expérience du présent, un peu comme dans le cas des images subliminales.
L'auteur parle ensuite des mécanismes de l'attention dans les zones du cerveau, temps de réponse de telle zone, temps de réaction de tel neurone, et grâce à son talent de vulgarisateur et ses exemples concrets, le lecteur n'a pas de mal à s'identifier.
« Si vous avez déjà été à la pêche aux crabes, vous avez peut-être remarqué qu'après un long moment passé à chercher sans trouver, tout ce qui ressemble de près ou de loin à un crabe finit par attirer l'attention (...) le cerveau développe une forme d'hypersensibilité » avec des neurones chargés de détecter les formes...Quand j'étais gamin, c'était pour  les paquets de cigarette vides que je collectionnais que j'avais développé l'hypersensibilité des mes neurones....Je les ai encore, ces paquets de clopes.

Capturer l'attention est un enjeu vital pour les cerises dont la couleur rouge permet la dissémination en attirant les oiseaux. Et, à l'inverse, passer inaperçu pour le caméléon. Mais c'est aussi un métier, exemple pour les illusionnistes « La magie exploite directement certaines failles du système attentionnel... (p. 147-148)» ça colle bien avec mon billet du mois de juin: Secrets d'illusionniste appliqués à la société  .
L'attention aime la nouveauté ce qui explique notre attrait pour les images animées (Youtube, télévision, cinéma...) De même, une araignée ou un visage en colère se remarquent plus aisément. C'est dû à l'amygdale qui permet de mémoriser rapidement et de façon flexible le caractère positif ou négatif d'un stimulus.

Si nous sommes si facilement déconcentrés, c'est parce que c'est utile à notre survie. C'est une forme de vigilance. Et si nous restons captifs de nos distractions, c'est parce qu'elles nous procurent un plaisir neuronal. Elles font agir le circuit de récompense, un des moteurs fondamentaux de la motivation et de la prise de décision démontré par l'expérience d'Olds et Milner . Ce passage est passionnant, schéma à l'appui, car l'auteur nous parle d'une chose que nous vivons chaque jour, cette tension entre nos plaisirs et nos déplaisirs, ou les poisons (alcool, tabac, junk food...) que nous ne pouvons pas nous empêcher de consommer.
«La grande force des neurones dopaminergiques réside dans leur capacité d'anticipation, qui leur permet d'orienter le comportement vers les actions et les situations qui récompensent le cerveau...» p.193

A ce stade, Lachaux se permet un aparté:
  « ...vous ressentez peut-être un léger vertige en pensant à tous ces mécanismes qui semblent décider à notre place de nos actions...p.183» .
 Il reformule cette idée presque cent pages plus loin à la fin du chapitre Le grand stratège en parlant d'illusion du contrôle volontaire :
 « Nos gestes s'enchaînent bien souvent les uns aux autres de façon relativement automatique et sans réel contrôle volontaire de notre part; l'impression que ces gestes sont le fruit de décisions volontaires est" le meilleur tour de passe-passe de l'esprit" (Daniel Wegner- Harvard)».
Et il cite le prix Nobel Gérald Edelman:
 "La part importante d'automatismes dans notre vie d'adulte suggère que le contrôle conscient de nos actions ne s'exerce qu'à certains moments critiques, quand un choix clair doit être fait ou un plan élaboré". 
Moi, ça me fascine, et ça me rappelle une lecture d'il y a trois ans Les Influences inconscientes d'Ahmed Channouf, que je dois absolument relire pour en parler ici.

Méditation
Afin de prendre du recul sur ses pensées, le psychologue cognitiviste pratique la méditation zen dans la lignée du neurobiologiste Francisco Varela. Cela lui permet d'introduire la notion de réseau par défaut de notre cerveau, là où se développe la "pensée silencieuse, aléatoire et épisodique" (REST pour "random episodic silent thinking" en anglais).
Voilà ce qui se passe dans ta tête quand tu te mets à rêvasser, inventer des fictions en murmurant à des personnes réelles convoquées dans ton monde comme sur une scène de théâtre, se dit le lecteur: «...on admettra facilement qu'une des activités les plus courantes et les plus satisfaisantes pour l'esprit désœuvré consiste à imaginer des situations passées ou futures et imaginaires. Les données actuelles de la neuro-imagerie semblent indiquer que toutes ces formes d'imagerie mentale impliquent le même réseau (...) le réseau par défaut »
 Pour de nombreux psychologues « la plupart des scénarios que nous imaginons ne sont que des recombinaisons d'éléments déjà vécus, mettant en scène des contextes et des personnes déjà rencontrées.» En nous parlant à nous-même, nous faisons comme si nous agissions sur le monde. Il existe une compétition dans le cerveau entre le mode réel et le mode virtuel. Et les évocations du mode virtuel activent notre système de récompense. En même temps, cela semble évident, mais là, je viens de schématiser à mort un chapitre qui se concentre sur le Lobe Temporal Median dit LTM, le codage neuronal par population (ex: l'association d'idées), l'apport de l'hypnose dans les neurosciences (p.216), la captivation motrice et la règle de Hebb: "Des neurones qui stimulent en même temps, sont des neurones qui se lient ensemble" .

Se concentrer...
Quand Jean-Philippe Lachaux parle de résistance qui s'organise, de retour du roi, c'est toujours de l'attention dont il est question.
On sait où elle se mobilise : dans le cortex préfrontal. Chez l'homme, il occupe près d'1/3 de la surface du cortex, contre 1/10ème chez le singe et 1/30ème chez le chat (p.278). A l'intérieur, il y a notre centre exécutif et notre capacité d'anticipation. Le cerveau humain doit ensuite faire les bons choix, éviter l'hyperfocalisation ou la dispersion,  avoir plutôt un plan élaboré. Il peut s'appuyer sur son organisation hiérarchique. Sachant que plus le niveau dans la hiérarchie est élevé, plus le raisonnement est abstrait et plus les objectifs dépendent d'une vision globale et à long terme de la situation et du contexte. p.280. Il y a une véritable analogie entre l'organisation du cerveau et les organisations humaines.

« Ce que nous appelons la capacité de concentration repose donc sur un ensemble de mécanismes permettant au cerveau de préférer une récompense abstraite et éloignée à une récompense immédiate et concrète. » p256
Après ces 300 pages d'explications denses et passionnantes, le psychologue cognitiviste essaie de nous apprendre à mieux nous concentrer:  «Apprendre à nous concentrer», «La maîtrise de l'attention, tout un art», «En pratique».

« Dire "je suis nul", c'est vivre dans le mythe de la toute-puissance du contrôle de soi. »
On peut en faire son miel. Pas de recette miracle, ce sont des trucs tout bêtes parfois, une parole juste sur les mécanismes fins qui régissent notre attention.
Il parle de bulles de concentration, et cite la méthode de David Allen, un célèbre consultant américain dans le court chapitre Dé-com-po-ser. Cela mérite des piqûres de rappel, et, comme le dit l'auteur, échouer, recommencer, échouer....
Un livre qui ne m'a pas pas rendu plus intelligent mais m'a rendu plus conscient de tous les mécanismes de l'attention et de l'innatention. Un modèle de vulgarisation.







samedi 10 août 2013

L'espion à la recherche de sa véritable identité

Robert Littell, Légendes (J'ai lu), 7,70 euros, traduit par Nathalie Zimmerman.
Robert Littell

Celui-là, il me titillait depuis la lecture de La Compagnie, le roman-somme de Littell sur la CIA. Dans ce pavé de plus de 1000 pages, on nous présentait des "légendes". On nous expliquait que c'était une fausse identité fabriquée et sur-vérifiée, que l'agent devait apprendre par cœur et faire sienne. Devenir quelqu'un d'autre pour se fondre dans le paysage sans attirer l'attention.

On rêve tous d'être des agents secrets, de disparaître pour endosser une nouvelle identité. C'était le métier de Marin Odum, au point qu'il ne sait plus si ce nom est son véritable nom. Il a trois identités qui peuvent s'activer en fonction de la situation. Dans le service, il est légendaire pour ses légendes.

Scène initiale du thriller: une exécution,un homme est enterré vivant sur une route en construction entre St-Petersbourg et Moscou, condamné par l'Oligarkh, un homme cruel et omnipotent qui a beaucoup de pouvoir en Russie.
Trois ans plus tard, Martin Odum, retiré du service après un traumatisme et devenu détective privé, tue le temps en s'occupant de ses abeilles quand une femme le contacte. Elle veut qu'il retrouve le mari de sa sœur, mariée en Israël, afin de pouvoir prononcer le divorce. A partir de là, le roman va mettre en place les pièces du puzzle sur 470 pages, entre les voyages à la poursuite de Samat et les flash-back qui éclairent progressivement le passé de Martin Odum alias Dante Pippen, Lincoln Dittman et Joseph...les identités multiples de l'agent de la CIA. Scènes d'élaboration des légendes, scènes avec la psychiatre engagée pour évaluer son état mental et scènes typiques de thriller où le héros est mis dans une situation ultra périlleuse.
Ce que j'en pense: c'est de la belle ouvrage. De même que son héros est un pro de l'espionnage, avec une conscience professionnelle et des réflexes qui sont les gages de sa survie, Littell, en maître du roman d'espionnage, mène sa partition de manière efficace. Certains chapitres sont presque des courtes nouvelles. On pourrait se lasser des pérégrinations incessantes de Martin qui passe d'un pays à l'autre, chaque énigme faisant partie d'une énigme plus importante mais il y a toujours un moment fort qui relance l'intérêt. Pas forcément une scène d'action d'ailleurs. On veut savoir le mot de la fin et l'histoire se boucle admirablement bien.  Le puzzle enfin rempli prend tout son sens.