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lundi 18 novembre 2013

Colin Thubron - En Sibérie

Colin Thubron, En Sibérie (folio), traduit par Katia Holmes.

La Sibérie: tu ouvres le grand atlas et la carte te saute aux yeux. Même sur la surface plane du papier, on éprouve la sensation de se perdre, tellement c'est immense. Sur ce bout du monde qui ressemble à la face cachée de la terre, l'écrivain-voyageur Colin Thubron est allé à la rencontre de personnages hantés, minés par la solitude et prisonniers des contrées polluées et abandonnées par le pouvoir central. Moscou (années 90, époque de Boris Eltsine) a souvent des mois de retard dans la paie des salaires. Le passé stalinien et les millions de morts du goulag flottent comme des fantômes. Les gens ont cette expression « que je devais revoir souvent: la stupéfaction du peuple trahi»

Il y a ce vieux fou dans son arbre qui partage sa nourriture, il y a ce sosie de Raspoutine qui promène le voyageur dans son village, il y a des ivrognes partout , des bus déglingués, des Antonov fatigués, des bâteaux-vapeur. Seul les trains semblent sécurisants. 
A présent, je les connaissais par cœur ces trains. Avec leur autoritaire provodnisti chargés du service, leurs fenêtres verrouillées, les relents d'urine, de poisson cru, de sueur. Maintenant, moi aussi, je ramollissais des pâtes déshydratées avec de l'eau bouillante prise dans l'énorme samovar du wagon, je me faisais du café bon marché et je picorais de l'omoul salé pendant que le chemin de fer et les heures se traînaient. p.344.  
Il y a cette vieille femme qui pleure sur sa vie gaspillée, cette autre qui a les photos de ses enfants morts sur les murs de sa maison; des vagabonds à la recherche de métal, des hordes de chiens méchants. La rencontre avec le scientifique fou Sacha à Akademgorod qui le fait entrer dans une machine de son invention, même si à la fin, il ne voit plus "qu'un vieil homme en pantalon de survêtement et en chaussettes élimées qui déraille." Il y a ce vieux faux chaman qui joue son rôle de "vieux croyant" et ses livres volés qui tombent en ruine. Il y a Sergueï et Galina, ce couple qu'on croirait sortis d'un conte russe, et qui entasse les denrées alimentaires dans leur cave creusée juste au-dessus du niveau du permafrost. L'hiver peut durer jusqu'en mai et le jugement dernier peut arriver à tout moment
« Je repensai à sa cave remplie à ras bord, mais pas seulement en prévision des rigueurs de l'hiver. Galina et lui avaient un bien plus terrible hiver en tête. Ma pensée s'envola vers ma cuisine londonienne vide et je me sentis vaguement menacé. » ( A Kouïtoun, p.330)
 Il y a cet éternel enfant sans mémoire gardé par sa mère dans une gare, en attente de jours meilleurs. Il y a cet homme dont la figure porte l'empreinte d'une défaite tandis que sa vieille maman est hypnotisée par la télévision et Santa Barbara (à Skovorodino). Il y a cet archéologue qui vit dans l'illusion d'avoir trouvé une civilisation plus vieille que l'homme d'Afrique...
 Colin Thubron décrit ce monde avec le pouvoir d'évocation que donne un style littéraire. Il ne parle pas ou peu de ses états d'âmes, ni des fatigues qu'un tel voyage doit engendrer. Il avance, c'est tout. Le sujet, c'est la Sibérie, sa toundra, son permafrost, sa neige, ses mélèzes, ses météos...On peut suivre sur la carte son parcours. Si on a envie de voir des images, on peut aller sur Google Street View ou son équivalent russe, sur Flickr. 

Il est passé par Novossibirsk, la ville rêvée pour un claustrophobe, descendant dans la plus grande gare de Sibérie. On peut chercher des photos sur Internet, rien n'égale les quelques lignes de l'écrivain pour décrire l'espace, la vacuité du pays qui semble s'insinuer même dans les villes. 
Il est peut-être le seul Anglais à être resté à Potalovo, un village sombré dans la barbarie où les gens boivent du lubrifiant mécanique quand ils n'ont plus de vodka, plusieurs jours en attendant le retour du bâteau vapeur, tenu à bout de bras par un vaillant médecin.
« J'avais envie de trouver une forme dans la diversité humaine. Bien au contraire, ce pays était devenu diffus et inattendu à mesure que je voyageais...je ne m'attendais pas à trouver un endroit aussi épouvantable qu'ici. »
Quand il parle du Baïkal, ses proportions, 5ème réserve d'eau douce du pays, on est fasciné. Dans ce grand lac, il y a des espèces inconnues.
Quand il arrive à Irkoutsk, le lecteur pense évidemment à Michel Strogoff. Puis c'est Novoselenginsk, Magadan, Nertchinsk, et Skovorodino, qui n'est qu'un point inconnu sur la carte, personne ne va là-bas...

Aux frontières de la Sibérie, les Chinois sont déjà là. Albazine, Komsomolsk, vallées aux rivières gelées, villes de glace et de crépuscule, Khabarovsk, la république de Sakha et son mammouth gelé. Le livre se termine dans la Kolyma. Comme souvent, l'auteur entremêle le présent et le passé avec le souvenir du goulag terrible. 
« Aucune personne saine d'esprit ne venait à Iagodnoïe. »
Sur la fin du livre, on avance dans une sorte de mort , on est dans le fantastique, l'irréel avec tous ces fantômes souvent condamnés pour des riens, sur les caprices de Staline. 
Je me rends compte que mon billet n'est pas joyeux. Et pourtant, on est loin d'une lecture déprimante. Notre cerveau a voyagé aussi et s'est peuplé d'images d'un pays réel où nous n'iront sans doute jamais. C'est le pouvoir des mots.

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