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jeudi 24 avril 2014

Malone meurt de Beckett

Malone meurt, de Samuel Beckett, 1948, Editions de Minuit. 


Beckett va à l'essentiel pour dire le sentiment d'inadaptation, il invente des phrases nues dites par une conscience malheureuse qui semble ne même pas savoir si elle a un corps. Il part du réel le plus terre à terre, un quotidien gris et réduit pour aller jusqu'à une sorte d'abstraction. Les phrases sont comme des silex taillés qui affirment la primauté du langage. Il sort l'invisible de son gris pour lui donner corps par les mots. Et cet invisible, c'est l'absurde de nos vies qui vont vers leur mort. 

Voici quelqu'un qui nous dit, sans rien affirmer, qu'il sera bientôt mort. Il se décrit comme un impotent paralysé sur un lit, il ramène à lui les objets grâce à une perche. Dire, dédire, se contredire dans la même phrase ou dans la phrase suivante. En gros: j'existe, mais je pourrais très bien ne pas exister.
« Je me dis nonagénaire, mais je ne peux pas le prouver. Je ne suis peut-être que quinquagénaire, ou que quadragénaire.»
Tout le roman n'est qu'un va et vient entre la vie très réduite du grabataire dans son lit, son regard sur les objets qui l'entoure et les histoires qu'il invente dans son petit cahier. Sont-elles vraies, sont-elles fausses ?
Souvenirs d'enfance ? Malone etait-il Sapo, fils de mr et madame Saposcat, Malone est-il Macmann ?

Si on essaie de comprendre le roman d'un point de vue rationnel, il s'agirait des derniers vagissements d'un vieillard grabataire dans une chambre d'hospice. Tel qu'il le décrit de son point de vue sur le monde rétréci, on le croit chez lui, dans sa chambre close. Il ne sait pas qui vient lui servir la soupe.

Il raconte l'histoire des Saposcat. Et celle de leurs voisins, les Louis. Le gros Louis tue les cochons et ne parle que de ça. Le gros Louis enterre un mulet avec son fils et il creuse le trou bien profond pour contrer la tendance des enterrés à remonter.
Puis le narrateur revient à sa chambre, les bruits reprennent avec une force étrange, le portail en fer, les arbres qui ont leur façon de crier. Il ignore à quel étage il se trouve. Il passe en revue le petit tas de ses possessions, il décrit son système de nutrition et d'élimination. Chez lui, il ne fait jamais clair, il vit dans une sorte d'incandescence grisâtre. Quand il oublie d'écrire dans son cahier, cela donne cette phrase: « Je viens de passer deux jours inoubliables dont nous ne saurons rien. »

Il s'appelle Malone à présent (p.79). La fenêtre est en quelque sorte son ombilic. Et il voit « ...luire aux confins de ces inquiètes ténèbres comme des ossements...». Il n'est plus qu'un vieux fœtus qui se demande s'il n'est pas mort à son insu. Qui rêve d'immenses fougère claquantes ou de steppes battues par la tempête. Il est seul et immobile au bord de la folie de son dédale imaginaire où les mots sont choses, prétexte à rebondir.
« Et il en est peut-être là de son instant où vivre est errer seul vivant au fond d'un instant sans borne, où la lumièrene varie pas et où les épaves se ressemblent. Les yeux à peine plus bleus qu'un blanc d'oeuf fixent l'espace devant eux, qui serait alors le plein calme éternellement des abîmes. »
Il voit le ciel du vieux rêve, "les spasmes des vagues dont nulle ne bouge sans que toutes les autres en bougent d'autant..."
Il s'interroge sur la signification des cadrans. Il dit tant de choses, qu'y-a-t-il de vrai dans ce babil ? Il invente un verbe: "défungeons d'abord".

Il conte l'histoire de Macmann surpris par la pluie loin de tout abri, qui se couche sur le ventre. Il est lui-même surpris de son idée. Macmann qui a bien essayé de travailler, mais qui est incapable de biner sans tout dévaster.
Puis le narrateur revient à ses possessions, le lit, l'armoire, les couvertures, le cahier qu'il cache, la mine qui ne lui sert à rien sans le cahier. Ses impressions, des hypothèses.

Le roman va sur sa fin, il se boucle. Ce gisant est peut-être Macmann dans l'asile. Servi par Moll, une vieillarde à la canine branlante qui lui apprend à se laver, qui lui apporte son chapeau sorti du fumier. Elle contemple avec attendrissement le vieux visage ahuri qui se détendait. Ils s'accouplent. Ils manquent d'expérience tous les deux. Moll perd son chicot-crucifix, elle commence à sentir, elle est sujette à des vomissements, et un jour on vient annoncer à Macmann qu'elle est morte.

Lemuel, bête et méchant, la remplace. La douleur physique lui est d'un précieux secours, il se donne des coups de marteau sur la tête. Malone se demande comment il fait pour être encore vivant, sans manger « Je dois m'abreuver par en dedans, à mes sécrétions ». Et la fin arrive, une excursion dans l'île, le petit monde rassemblé, une corde reliant leur cheville. Et c'est sa vision de la mort, une barque remplie de corps grisâtre qui s'éloigne du rivage, les rames qui traînent dans l'eau sous la nuit parsemée d'absurdes lumières.


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