Road movie dans la banlieue française, 1989.
Les passagers du Roissy-Express François Maspero
Photographies: Anaïk Frantz
C'est
le Piéton du Grand Paris qui m'a donné envie de lire ce livre .
Ils auront des ampoules aux pieds, ils seront harassés par les longues marches à travers la banlieue grise et uniforme. Ils descendront à ces stations qui ont pour nom Villepinte, Sevran-Beaudottes, Aulnay-sous-Bois, Blanc-Mesnil, Drancy, Aubervilliers....
A chaque étape, ils chercheront un hôtel pour poser leurs bagages afin d'explorer le territoire. Et pourtant, ils habitent à Paris. Mais ils veulent parcourir la ligne du RER comme si ils étaient en voyage dans un autre pays.
D'où vient l'idée :
«...il avait reçu un appel de Roissy: une amie y était en transit entre deux avions. Elle venait d'un autre continent, et repartait pour un autre continent. Il était allé la retrouver, pour un temps si bref, dans cet espace hors de tout temps et de tout espace réels. (...)
Et c'était pendant ce retour, grisaille, pluie, abandon, dans le wagon vide des heures creuses, qu'il avait eu soudain, comme une évidence, l'idée de ce voyage, parce qu'il regardait par la fenêtre du RER les formes de la banlieue, yeux malades de solitude sur le paysage mort de l'après-midi d'hiver, parce qu'il regardait cela comme un monde extérieur qu'il aurait traversé derrière le hublot d'un scaphandre. Assez de grands voyages intercontinentaux....»
Ils ? François Maspero, éditeur et écrivain et Anaïk Frantz, photographe précaire et indépendante. Dès le début, on sent la volonté de s'accrocher à un projet qui leur paraît de plus en plus fou et impossible...Ils ont commencé, ils veulent finir. Le lecteur-marcheur connaît l'errance, le découragement et l'inquiétude mêlée d'incertitude quand on revient sur ses pas, quand on tourne en rond sur le bitume.
Il y a 25 ans, François Maspero, avec son humour léger, son ironie, s'y est collé. Il relate en détail tout ce qu'il voit comme s'il savait que les lieux vont changer à vitesse grand V.
Dans la passionnante postface du livre, 4 ans après, il le dit: le décor a beaucoup changé : construction du Stade de France, Eurodisneyland "Il paraît d'ailleurs que ça bat de l'aile, Eurodisneyland" ( et on est en 1993...) Un nouveau Ministre de la ville, et la guerre du Golfe qui donne, selon lui, une nouvelle poussée au racisme qui gangrène la société française.
Ce que j'aime dans le livre: l'attention soutenue, presque pointilleuse, de l'auteur pour les détails, il s'agit de fixer le lieu pour un moment donné, on pourrait penser aux Carnets d'enquête de Zola. Une sorte de croquis urbain par les mots, une quête impossible d'ailleurs, François Maspero court après la mise au propre de ses notes, comment marcher, rencontrer, palabrer, se disputer et écrire en même temps ?
Les photos d'Anaïk Frantz s'accordent très bien au texte, leur noir et blanc donnent une profondeur, un relief, une âpreté supplémentaire aux mots de Maspero. Ils ont fait des rencontres, ils ont photographié ces gens et on ressent la même chose que quand on regarde nos vieilles photos de classe. Que sont-ils devenus ?
---------------------------------------------------------------------------------
Notes éparses, mots et phrases volées:
Départ Châtelet Les Halles. Un voyage qui ne tiendrait pas la route. La mauvaise odeur dans le RER, les ingénieurs s'arrachent les cheveux pour trouver son origine.
- Les petits noms des rames: « Depuis une dizaine d'années, les trains du RER portent, selon leur destination, des petits noms de quatre lettres. De A à J, ils vont tous vers le nord; de K à Z, vers le sud. Ou le contraire, je ne me rappelle jamais. »
- La photographe Anaïk Frantz « Il y eut des années où elle ne lui fit pas d'autre signe que de lui envoyer par la poste, de temps en temps, un tirage: des mariniers échoués dans le bras mort de Conflans, des gitans d'Annecy, la vieille épicière au coin de la rue de l'Ouest, comme une page d'un album de famille, pour donner des nouvelles. »
« Cheminer avec Anaïk dans Paris, c'était toujours, à un moment donné, se faire arrêter au détour d'un trottoir par M.Marcel ou Mlle Louise. Des gens bizarres, la plupart du temps, de ceux qu'on appelle marginaux, asociaux ou même clochards; (...) Trop souvent, ses photos déplaisaient, irritaient : pourquoi photographier ça ? Ça, c'était justement ce monde qu'on a sous les yeux et qu'on ne voit pas: ce monde des frontières, qui, à chacun de nous, fait un peu peur. »
- Description de Roissy: des morceaux d'espace mal collés.
- Inscriptions d'époque: "Mon département s'oxygène" "La rue n'est pas une poubelle" "La propreté ne laisse pas de trace"
- Le vrai problème de la cité des 3000 : la crise de 1973 et dès 1975, Citroën licenciait.
- Il faut longer la clôture
le vertige du défilé des poids lourds
les zones d'ombres sous les hauts projecteurs
l'hygiaphone
les joyeux casquettés
des affiches lacérées à faire crever d'envie Raymond Hains (64)
le sordide passage souterrain carrelé verdâtre
les toits-tentes
l'immensité muette du parking
la rangée muette des arrêts d'autobus
les pavillons neufs
un panneau-annonce électronique sur la place de la mairie
- p.72 l'histoire du sanatorium de
Villepinte
- p. 74 le cimetière des animaux
Odeurs de betteraves pourries
silhouettes de fermes allongées
les maisons murées de Tremblay Vieux Pays
un ruisseau opaque et crapoteux
- p. 83 avant l'écluse de Sevran, Mr Salomon avec son chien Mickey
- p.86 soufflerie d'air glacé
abribus aux arcades métalliques
galerie en plexiglas
lacis de barbouillages sur le plexiglas
quartiers en terrasses, dénivellations, colonnes, passages, grandes cours, rangées d'arcades en béton, façades ocres, roses
une allée-parking une haute galerie à l'Italienne
- p.90 deux balayeurs rencontrés, l'un qui vient des Asturies, l'autre maghrébin
- p.91 le Centre d'action social Paul Bert
- (RER) l'heure de l'affluence
bousculade dans les couloirs
terre-plein désert
triste banlieue
dans le train un grand silence fait d'absence et de fatigue
cette sensation de plomb
la sortie en paquets serrés
la solitude lugubre
- p.94 Le Président Mitterrand a déclaré aujourd'hui qu'il y a encore beaucoup à faire pour lutter contre l'inacceptable pauvreté en France.
-
Sevran des chemins piétonniers aux formes courbes, villes invisibles, forteresses de Science-Fiction.
- p.101 tags signés : que sont devenus
Requin vicieux, Ruse, Cash 1, Foxy Bo, Kurt ?
- Gilles le facteur-géographe
- chiens féroces et écumants
Éducation canine du Val d'Ourcq (existe encore? )
larges bariolages vert et ocre sur fond crème
-
Blanc Mesnil
voies en contrebas
artère à grande circulation
sanisette blanc-mesniloise
pas un seul tag en ville
succession de restaurants et d'hôtels
quadruple allée de tilleuls
- avoir des ampoules , avoir mal aux pieds, avancer d'une case et reculer de deux....
-
Au Bourget, musée de l'air une merveille pour François (le lecteur se demande son âge, il est né en 1932, il a 57 ans au moment du livre, il a 82 ans maintenant.)
- 164 Pourquoi des petites cuillers trouées ?
- p.175- 187 les Juifs en France en 1940 Le Peigne, histoire du camp de
Drancy
« Ici le temps n'a rien recouvert. Tout est banal, parce que tout a toujours été banal. Aucun effort d'imagination à faire. C'est même rare, dans le décor en continuelle transformation de la banlieue parisienne, une telle permanence. Ce sont toujours les mêmes galeries, les mêmes façades indigentes, les mêmes étroites fenêtres. Toujours cette vague impression d'inachèvement due à la pauvreté du matériau. La cité a changé d'affectation, elle n'a changé ni dans sa forme ni dans quelque chose d'indéfinissable qui doit être sa nature profonde. Visitez-la avec un ancien du camps. Il vous montrera où étaient les chambrées des enfants, les cachots, la baraque de fouille, l'administration juive et le bureau des commandants juifs successifs. Il vous indiquera la cave où fut creusé un tunnel (...) Voici l'endroit précis, pratiquement inchangé par rapport aux photos que l'on a conservées, où se produisait la bousculade à l'arrivée des autobus, quand les gardes mobiles en faisaient descendre leur cargaison humaine. »
- long pont en béton
un ensemble pavillonnaire
l'uniformité du badigeon gris-clair
molosses hurleurs et abondance des écriteaux dissuasifs une place disposée en forum semée de colonnes de céramiques blanches des places de parking
un terrain vague
l'hôtel de l'Imprévu (existe encore ? )
- p.196 les 4000 bel exemple de stockage humain
- Les notes de François Maspero le lâchent: « Mais ces mots deviennent inconsistants. Ils ne tirent à leur suite que des images confuses, des bruits de conversation décousues. (...) Leur passage à La Courneuve, c'est comme un passage à vide. »
- 202 le café le Courneuvien "ambiance lugubre de délabrement alcoolique"
Ce moment où la minuterie fait le noir absolu
chambre qui sent le fromage de pied
- 210 Jardins ouvriers à Fort d'
Aubervilliers
terre grise caillouteuse : "ils ont envoyé du béton à 35 m de profondeur et ont asséché la nappe souterraine"
Rats de Paris, énormes, qui ont bouffé tous les animaux....
- Un F 2 dans une tour des 800
Un marginal qui essaie de s'en sortir, Iménoctal et alcool
- p.225
Aubervilliers la ville dont Laval fut maire pendant 23 ans, sa carrière, son portrait. François Maspero a été l'éditeur de son biographe
Fred Kupferman qui avait la passion de l'ironie de l'histoire et décrit un français comme un autre...
- 245 Un éclusier leur dit : les péniches se meurent.
- 253 Rachid Khimoune le sculpteur une cité de béton brut la maladrerie
- 260 Tristesse de la station
La Plaine-Voyageurs
- la suie accumulée
la trouée de l'autoroute A1
Deux rangées d'immeubles décrépits
un quadrillage de rues aux maisons lépreuses
haut mur surmonté de barbelés
boutiques abandonnées
la beauté des Capverdiens
la lambada sur une radiocassette
aller voir le Paris-Moscou de 16h14
- Arcueil, description hallucinée:
« Pour gagner à pied Le Relais bleu, il faut passer sous l'autoroute, à l'endroit même où les deux branches, venues l'une de la porte d'Italie et l'autre de la porte d'Orléans se rejoignent. C'est un passage fait de rampes, d'escaliers et de tunnels déserts où stagnent des flaques d'urine, ponctué de sculptures abstraites faites de ciment et de pots cassés dans des sortes de jardinets de cailloux: la négation totale de toute humanité, le bout de l'horreur, une horreur mesquine, la plus angoissante solitude qu'ils aient connue depuis le début de leur voyage, la mort grise et nue, la mort sans grandiloquence qui rôde au coin du couloir, tandis qu'au dessus, dans un autre monde, hurle l'habituel vacarme du trafic de quatre pistes et de dix-huit voies. »
- 275 François fait une découverte culinaire, le filet de saumon à l'oseille dont l'extérieur est chaud et dont l'intérieur est resté surgelé...
- 304 Les belles dames de Sceaux viennent faire leurs courses rue Houdan en 4 X 4. C'est la mode. Après tout, Sceaux c'est la campagne, presque la montagne.
- 307 « Il n'empêche, dit Anaïk. Un pays où l'on aime tant les chiens et où l'on déteste tant les étrangers, tu ne m'ôteras pas de l'idée que c'est un pays qui ne tourne pas rond. »
- 314 Se faire engueuler par un flic parce qu'on se promène avec un appareil photo aussi visible....
Et enfin ...Traversée de rues désertes dans la nuit tombante, des ensembles pavillonnaires sans fin, le défilé des tags infâmes bombés sur le moindre coin de ciment vierge...L'usure des jours, la fatigue des marches....