De retour de Cayenne, Albert Londres va "porter la plume dans la plaie" sur les routes du pays. |
Lettre à Alberto Contador.
Cher Alberto, hier, tu es tombé et tu t'es fracturé le tibia. Tu tirais la tronche car tu t'étais entraîné dur pour regagner le Tour de France. Je te conseille une courte lecture (60 pages) qui va te permettre de relativiser. Je ne sais pas si Les Forçats de la route a été traduit en espagnol mais si c'est le cas, lis-le, c'est court,
formidable et intense. Et c'est de l'histoire vraie. C'était vraiment une autre époque, terriblement dure, où les coureurs ne faisaient pas fortune. Allez, je te raconte.
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Le grand journaliste Albert Londres suit le Tour de France 1924. Il est au départ à Argenteuil. Les coureurs partent dans la nuit, ils vont au Havre. Déjà, le récit nous change des vieilles photos en noir et blanc,
« On aurait juré une fête vénitienne, car ces hommes, avec leurs maillots bariolés, ressemblaient de loin à des lampions. »Il rend compte de la dimension populaire, on fait du feu dans la nuit, des braseros, pour accompagner la première étape des coureurs.
« Le jour se lève et permet de voir clairement que, cette nuit, les Français ne se sont pas couchés; toute la province est sur les portes et en bigoudis. »Quand aux coureurs, ils crèvent et ils crèvent encore, leitmotiv qui va rythmer le récit, un boyau qui crève une fois de trop et c'est la tragédie . Fin de l'étape, vers 18h30, "les casquettes ont l'air de pansements de blessés de guerre."
Un jour viendra où on nous mettra du plomb dans les poches, parce que l'on trouvera que Dieu a fait l'homme trop léger. |
Deuxième étape, les frères Pélissier ne repartent pas. Henri en a marre des vexations de commissaires trop zélés et des réglementations. Ce qu'il cause bien le coureur assis devant son chocolat chaud au café de la gare, comme il exprime bien sa souffrance. On retrouve une époque beaucoup plus dure dans les relations humaines, comme je l'avais déjà montré dans le livre sur les petits métiers. Les coureurs cyclistes représentent une sorte de prolétariat qu'on admire, mais qu'on exploite, qui doit souffrir...D'ailleurs Bottechia l'italien, futur vainqueur, est maçon dans le civil. Et Alphonse Baugé, dit le Maréchal, pour tenter de convaincre un coureur de continuer malgré ses maigres 6 francs 50, lui dit: il y a la fanfare de ton pays natal qui viendra t'accueillir à la gare. Ambiance paternaliste.
Les étapes s'enchaînent, 354 km, 405 km, 412 km, les départs dans la nuit, les petits matins froids, des météos "à ne pas mettre un cochon d'Inde au balcon", le soleil s'installe et les coureurs disent: "il est temps de manger notre poussière" ou "la belle-mère a poivré la route". Il y a l’œil de verre de Barthélémy victime d'un silex, il y a les noms des coureurs: Alavoine, Mottiat, Omer Huysse, Tiberghien, Jacquinot, Jean Garby.
Le comportement du public, déjà, cause des accidents.
« Les courses sont l'amusement du public. Il ne faut cependant pas les confondre avec une corrida. Les coureurs ne sont pas des taureaux, il ne doit pas y avoir de mise à mort à la fin du spectacle. »
Ils attaquent le Tourmalet avec les mouvements de quelqu'un qui se jetterait la tête contre les murs. |
Partis plus de 150, ils reviennent 60 !
Voilà, Alberto, la première victoire italienne, comme cette année peut-être, un petit bouquin qu'on lit bouche bée, en se disant nan, c'est pas possible... Un reportage au jour le jour paru dans le Petit Parisien, servi par la prose dense et poétique de Albert Londres, des phrases au pouvoir évocatoire pour montrer le combat dantesque, inhumain des coureurs sur leur machine.
« La pluie avait cessé; elle reprend. Le vent coupe la figure, les hommes roulent têtes baissé; on dirait qu'ils sont maquillés comme des fakirs. La boue ne leur fait pas un masque, mais des dessins originaux sur tout le corps, et leur nez sert de rigole à l'eau qui tombe. »Le dopage à l'époque:
(...) Voulez-vous voir comment nous marchons? Tenez...
De son sac, il sort une fiole:
- Ça, c'est de la cocaïne pour les yeux, ça c'est du chloroforme pour les gencives...
- Ça, dit Ville, vidant aussi sa musette, c'est de la pommade pour me chauffer les genoux.
- Et des pilules ? Voulez-vous voir des pilules ? Tenez, voilà des pilules.
Ils en sortent trois boîtes chacun.
- Bref, dit Francis, nous marchons à la « dynamite ».
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