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mardi 26 août 2014

La rédemption de Tyler Hamilton

LA COURSE SECRÈTE  Tyler Hamilton  Daniel Coyle  Traduit par Anatole Muchnik
Mars 2013
Presses de la Cité Etranger - Documents
20 € - 304 p.

Énorme bouquin, lu pied au plancher, en retenant mon souffle. Ça me ramène en arrière...

Été 99, à la surprise générale, Lance Armstrong, le rescapé du cancer, remporte le prologue du Tour de France et se vêt de jaune pour la première fois. Quelques jours plus tard, il s'envole sur les routes luisantes de Sestrière, il mouline comme un damné, il surclasse tous ses adversaires. Devant la télé, je ricane et j'admire, et je vais passer sept ans dans cet état ambivalent, énervé par l'arrogance de l'Américain et l'envie d'y croire, de respecter celui qui se prépare le mieux. Mais justement, comment se prépare-t-il ?

Été 2005, sur l'estrade des Champs Elysées, dos à l'Arc de Triomphe, le texan, vêtu de son septième "yellow jersey", délivre un sermon au monde du sport, à la France, aux sceptiques... A l'époque, amer, je pense, l'histoire jugera...Des vérités finiront bien par émerger...Sauf que c'est allé beaucoup plus vite que prévu, et ce livre nous explique pourquoi, comment.

 La façon dont le livre a été écrit s'apparente à une thérapie, une psychanalyse via Skype, avec le journaliste Daniel Coyle.
 « Nos entretiens se sont étalés sur près de deux ans. J'ai eu à certains moments le sentiment d'être un prêtre recevant la confession; à d'autres, un psy. Au fil du temps, j'ai constaté que le fait de parler transformait lentement Hamilton. »
C'est un récit à la première personne, une confession, une autobiographie et aussi le portrait d'une personnalité hors-norme qui apparaît comme une sorte de psychopathe: Lance Armstrong.

Ça ferait un super film hollywoodien. J'imagine le début : un homme, solitaire, ramasse du bois mort dans les collines. Il rentre chez lui et s'adonne à la menuiserie (le hobby de Tyler Hamilton) tandis que sa (nouvelle) femme se gare en voiture. Un cycliste s'arrête pour lui demander de l'eau. L'homme se souvient...

Résumé: 
Tyler Hamilton est un brave gars du Massachussetts, un boy-scout, humble, aimable, poli, doté d'une capacité ahurissante à supporter la douleur « Je suis capable de tenir quoiqu'il arrive...Plus c'est dur, mieux je m'en sors. ». Bref, il est fait pour le vélo.

Première rencontre avec Armstrong, vers 1994, " tout le monde le trouvait prétentieux", il admire la puissance du tout jeune champion du monde.

Tyler Hamilton est engagé par Thom Weisel, un millionnaire  fan de cyclisme qui veut mener ses boys au sommet du Tour de France. Mais en Europe, en 1996, les US Postal se font laminer, ils doivent s'accrocher rien que pour finir les courses, les autres coureurs défiant les lois de la physique.

Pragmatique, Weisel engage un médecin espagnol, Pedro Celaya. Hamilton se rend compte que les coureurs qui ont droit aux petits sachets de papier blanc qui circulent sont meilleurs que ceux qui roulent "pan y agua", expression qui rythme tout le bouquin.
Même s'il veut se prouver qu'il est plus fort qu'un petit sac en papier, il doit se rendre à l'évidence, ces 1000 jours de sa carrière professionnelle où il est resté pur, c'est comme s'il s'était laissé voler son gagne-pain. La petite gélule rouge qui contient de la testotérone lui fait du bien: "un moi amélioré".

C'est l'époque de Gérone, l'amitié avec les autres "posties", Scott Mercier, Darren Baker, Georges Hincapie, Marty Jemison. Un coureur italien nommé Baffi amène avec lui sa centrifugeuse. Puis c'est la première injection d'EPO (p.57), ce qu'on ressent...Il conclut: elle récompensait mes points forts.

1997, premier Tour de France, "invraisemblablement dur" dit-il, où il assiste au "numéro de malabar" de l'équipe Festina. Jean-Cyrille Robin, leur leader, débauché de cette même équipe Festina, finit le Tour à la 15è place.

1998, c'est le retour de Lance Armstrong, guéri de son cancer. Le personnage a un don pour déceler les points faibles chez les autres, il a réponse à tout. Il déteste les "peut-être" et classe les gens en deux catégories: les geignards et les anti-geignards. Il n'aime pas les intellectuels du type Bobby Julich. Si on le contredit, on a droit au Regard... C'est un homme qui a une vision sans nuance sur le monde. La règle d'or de Lance: « Quoi que tu fasses, ces salopards sont toujours en train d'en faire plus...»

Hamilton participe au Tour 98 (contrairement à Lance qui n'a pas encore le niveau) et décrit l'affaire Festina de l'intérieur, la panique dans les équipes, presque 25 000 dollars de produits jetés dans les wc...

Puis c'est la grande US Postal de l'année 99 ... Armstrong prépare son équipe, il a choisi un nouveau directeur sportif, Yohan Bruyneel (coureur retraité de la Once), un homme qui «... sait parfaitement donner un air de normalité aux choses les plus scandaleuses. » Il y a de nouveaux médecins, débauchés de la Once... Son jardinier, un Français nommé Philippe,  approvisionnera l'équipe en EPO par moto, on l'appelle Motoman.

FERRARI
Il présente le docteur Ferrari à Hamilton.
Hamilton décrit bien l'importance de Ferrari, comparé à un ordinateur, celui qui lui donne les bons chiffres. Armstrong gagne le tour et, face aux doutes des journalistes, choisit d'être offensif. Comme il l'a été pour intimider Christophe Bassons.
Hamilton s'installe à Nice, près d'Armstrong. Cela leur permet d'aller se tester en Italie auprès de Michele Ferrari, leur véritable entraîneur, « qui a le chic pour profiler nos entraînements comme des séances de torture, presque au point de nous tuer, mais pas tout à fait.» Il s'agit de rouler six heures en suivant des programmes de watts et de cadence, les coureurs rentrent chez eux épuisés à en perdre connaissance. Et utilisent les produits qui ont pour nom AMGEN, EPREX, Andriol....Ferrari est obsédé par le poids des coureurs, il mesure aussi leur taux de lactate après l'ascension d'une côte. Et il explique à Hamilton des concepts physiologiques comme le fait qu'une cadence plus rapide est moins éprouvante pour les muscles car la charge de travail est transféré du physique à l'appareil cardiovasculaire.
« On éprouvait le sentiment de se pousser plus loin que jamais, de se transformer en un être plus puissant. »
Et ce n'est pas fini. On l'emmène en jet privé en Espagne pour lui prélever du sang  dans une clinique " C'était irréel, un monde imaginaire", Hamilton décrit une énorme aiguille. Il faut manipuler doucement les poches de sang, car les globules rouges sont vivants...Le sang lui sera réinjecté pendant le Tour de France. Il se sent boosté de plusieurs watts...


Tour 2000. Deux hommes font peur à L.A. qui essaie toujours de tout savoir sur tout le monde, quels sont les produits qui circulent : Jan Ullrich "superboy" et Pantani, le coureur romantique, aux attaques imprévisibles, qui va faire douter Armstrong au point que celui-ci fait appeler Ferrari en pleine course via Bruyneel et l'oreillette....

Tyler Hamilton conclut cette période en disant:
« Voici ce qui nous a permis de battre les contrôleurs: ils testaient moins le dopage que la discipline ou l'intelligence du dopé.
Conseil n°1: Porter une montre
Conseil n°2: Toujours avoir son portable sous la main
Conseil n°3: Connaître son délai d'incandescence, c'est-à-dire le temps durant lequel on reste positif après avoir pris la substance. »
Les relations se tendent.
Hamilton progresse au point de se rapprocher du niveau d'Armstrong et de battre un de ses records sur les tests organisés par Ferrari. Il décrit la paranoïa d'Armstrong
 « Les amitiés de Lance suivent toutes le même schéma bizarre, la même évolution, quelque chose dérape (...) Des tueurs impitoyables, voilà comment Lance voyait le monde. »
Mis de coté, il fait le Tour de France 2001 "pan y agua" ce qui permet de comparer ses performances dopé/non dopé: « J'ai fini à la 94 è place, à 2h et demie de Lance....»

Il rejoint la CSC de Bjarne Riis qui lui présente le docteur Fuentes dont il fait le portrait (p.158), un préparateur qui s'est formé en Allemagne de l'Ouest et a aidé un peu tout le monde en Espagne où on est un peu plus coulant avec le dopage. Ils se font un planning pour les poches de sang à fournir.
 « La logistique que requièrent les Poches de Sang est assez complexe, parce que les cellules sont vivantes et qu'elles ne survivent qu'environ vingt-huit jours hors de l'organisme. »
Hamilton décrit bien le stress du dopé qui fait des allers-retours entre chez lui et la clinique. En parallèle, le docteur italien Cecchini lui prépare un programme de fractionné basé sur des accélérations de 40" suivis de temps de repos de 20".

Pour le Tour d'Italie 2002, sa femme Haven surveille les poches de sang mises au frais dans le frigo d'un appartement de Monaco, au cas où il y aurait une panne d'électrecité. Et Hamilton comprend le fonctionnement de son corps avec cet afflux de sang neuf:
« L'astuce quand on roule après une transfusion, c'est d'ignorer les signaux d'alerte, de dépasser les murailles, on atteint un palier et voilà qu'on peut se maintenir dans cette position. La transfusion m'avait donné 3 ou 4 % de puissance en plus, soit 12 ou 16 watts supplémentaires; je pouvais soutenir un rythme cardiaque de 180 battements par minute au lieu de 175. Cinq battements par minute, ça changeait tout. » Hamilton finit 2è du Giro 2002, malgré un trait de fracture à l'épaule. 
Floyd Landis remplace Tyler Hamilton chez US Postal

Il décrit aussi le petit monde des coureurs qui se côtoient. Même s'il n'est plus son patron, Armstrong est toujours là dans le bouquin comme une menace qui rôde. Un certain Floyd Landis vient d'apparaître dans son entourage. Hamilton l'aime bien et le décrit comme plus dur, moins béni oui-oui que lui-même, "Floyd était abrasif"...Ce sont des passages passionnants quand on connaît la suite, les trajectoires parallèles des deux anciens lieutenants du Boss...

Tour 2002, Hamilton est au service de Jalabert et Carlos Sastre, il finit 15è du Tour en ayant pris deux poches de sang, des rendez-vous clandestins dans des hôtels avec Fuentès qui le perfuse. Armstrong remporte son 4è tour en manifestant une supériorité presque embarassante. C'est aussi l'année de l'affaire Rumsas...On le voit, les dopés passent souvent au travers du filet, mais ce n'est pas si simple de prendre les produits....

Ensuite, Tyler Hamilton gagne Liège-Bastogne-Liège, il reste fier de sa victoire sous la pluie, on peut la voir sur Youtube, il a évidemment bénéficié d'une PS comme il les appelle. Il change de dimension, devient un rival crédible du Boss.

Tour 2003.
Extrait: « C'est là que ça s'est produit. Si vous voulez savoir comment le dopage peut influencer une course, regardez ces 10 secondes au pied de l'Alpe-d'Huez en 2003. Quand Lance et sa bande ont accéléré, je me suis instantanément retrouvé à cinq ou dix mètres derrière. Sans la poche de sang, l'écart se serait creusé et je ne serais jamais revenu. Mais la poche de sang m'a procuré ces 5 battements de coeur, ces 20 watts supplémentaires. C'est grâce à la poche de sang que j'ai pu m'accrocher et revenir. »
Au cours de la troisième semaine, juste après l'injection de sa troisième poche de sang, Hamilton réalise une performance d’extraterrestre sur l'étape de Bayonne, une échappée solitaire qui lui permettra de rejoindre la 4è place du classement général. Tout ça avec une fracture de la clavicule.

Retour aux USA, il est devenu une star, mais la dépression le rattrape, c'est une épreuve très douloureuse. L'Effexor 150 mg et le soutien de Haben, sa femme, le sauve petit à petit.
Il a changé d'équipe, il a 33 ans, il n'a plus beaucoup de temps. Fuentès, toujours aussi fou, (sans compter que son vieil assistant atteint de démence a pu mélanger les poches de sang) lui apprend qu'il a acheté un congélateur médical, surnommé Sibérie, qui permet une conservation plus longue des poches de sang prélevées. Mais il faut les mélanger lentement à une solution d'éther de glycol.

Pendant le Dauphiné Libéré 2004, Hamilton fait l'ascension du Ventoux la plus rapide de l'histoire et les ennuis commencent. Il est convoqué par Verbruggen de l'UCI où on essaie de l'intimider. Floyd Landis lui apprend que Armstrong, fort de son réseau, a mis l'UCI sur sa piste.

Puis c'est le Tour de France 2004, il chute et nous avons droit dans le livre à une scène hallucinante où, malade à cause d'une poche de sang corrompu, il passe sa journée de repos à Limoges, grelottant de fièvre, pissant du sang, auprès de son chien mourant. Il abandonnera le Tour quelques jours plus tard.

ATTRAPÉ. 
Juste après son titre de champion olympique du contre-la-montre, il est déclaré positif suite à une transfusion sanguine. Les chapitres suivants sont la description de sa lutte pour prouver son innocence, il décrit le processus par lequel passent tous les dopés,  celui du déni, les avocats engagés, les procédures, on connaît ça. Puis l'affaire Fuentès éclate et mouille une grosse partie du peloton.
Son mariage n'y résiste pas. Pendant ce temps-là, Armstrong remporte son 7è tour de France, adresse un message aux sceptiques...
Les années suivantes d'Hamilton se passent dans une équipe de seconde zone aux Etats-Unis.
Ces paragraphes signent la fin de la légende Armstrong

Alors, comment ça se finit? Celui qui fait tout basculer, c'est Floyd Landis « le gamin mennonite obstiné capable de citer de mémoire la Bible ». Privé de compétition parce qu'il a été pris lui aussi, il ressent une grande injustice quand Armstrong fait son come-back.
« Au printemps 2010, Floyd Landis, l’ancien coéquipier de Lance Armstrong dans l’équipe US Postal, envoie des emails au contenu explosif à une poignée  de dirigeants du cyclisme professionnel, détaillant le dopage tenu secret au sein de l’équipe.» Source.
Les derniers chapitres sont le récit façon John Grisham du filet qui se resserre petit à petit autour d'Armstrong. C'est difficile, il faut des enquêteurs obstinés et résistants - Novitzky, Travis Tygart - pour combattre le mythe qu'il est devenu, prêt à tout, surveillance des témoins, piratages informatique, intimidation (une scène de cow-boy dans un bar à Aspen entre Hamilton et Armstrong) pour en arriver à une sorte d'épilogue: les aveux d'Armstrong au micro d'Oprah Winfrey.

En conclusion. J'ai regardé les courses,  j'ai suivi passionnément dans les journaux tous les rebondissements. Ce livre nous révèle l'envers du décor et c'est une synthèse facile à lire d'un des témoins principaux.

Il m'a fait changer d'avis. Je trouvais absurde qu'Armstrong soit destitué de ses titres et que les lignes du palmarès restent vierges durant son règne. J'interprétais cela comme une sorte de révisionnisme sportif. Je pensais qu'il fallait que le Tour vive avec cette tache, ce doute, car après tout, ce n'est pas Armstrong qui a inventé le dopage, c'est juste l'homme qui s'est le plus intelligemment adapté, avec le meilleur préparateur.  Mais ce livre nous montre que ce n'est pas seulement de l'intelligence mais une manière d'être, un refus de perdre pathologique qui le conduit à la corruption (Verbrugghen, UCI), à tisser un réseau fort pour se protéger, à intimider dans le peloton et en dehors...Et j'en passe. Il s'en est fallu de si peu pour qu'il reste une légende à peine atteint par les accusations que la sanction doit être aussi symbolique: une ligne vierge, un palmarès effacé. Quand on pense qu'il a essayé d'acheter le Tour (2006), et qu'on lui a prêté un destin politique...

Ne pas être dupe. Et si Hamilton et Landis ne s'étaient pas fait prendre ? Et si Armstrong n'avait pas essayé de revenir en 2008 ? On n'aurait jamais été sûr de la vérité. D'autres avaient parlé mais jamais les premiers rôles. Ce qui me fascine le plus, c'est de constater à quel point la vérité tient à un fil. Il est finalement assez rare que les histoires réelles se bouclent aussi bien qu'une fiction...




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