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samedi 10 novembre 2012

Clorinde

Par André Pieyre de Mandiargues 
(1951)
  Tu dors comme  un bœuf. Tu t'es soûlé, hier soir encore,  et maintenant  des vapeurs de rhum font  se culbuter  les mouches autour  de l'œuf aérien qui sert  de contrepoids  à la lampe. Le matin approche : pâlit la lumière du gaz en face de la fenêtre dont tu négligeas  de tirer les volets. Sur le marbre de la commode,  à côté du lit étroit où tu gis, un globe en verre recouvre  de menus objets qui attirent le regard,  et là-dedans  je distingue trois ou quatre papillons  secs,  des phalènes avec un sphinx pointu, un morceau de bois résineux naguère mais rongé  par les larves de je ne sais quelles  bêtes,  et puis, sur un lambeau  de mousse, un petit heaume  en acier niellé de vieil or, qui n'est pas plus grand qu'un dé à coudre  et dans lequel  un armurier  reconnaîtrait  peut-être un ancien travail  allemand.
La vie, pour toi, nul doute  que ce ne soit chose  du passé;  les jours que tu traînes ne seront  pas nombreux désormais. Tu bois, puis tu dors,  roulé dans une couverture d'écurie sur ce sommier  sans draps.  Hâtivement tu saisis  un livre posé à portée de ta main, ou bien tu feins d'écrire, mais la page reste blanche,  quand frappe à la porte  la concierge  qui veille  à ton ménage, car tu crains le secret  jugement de cette femme que tu n'as  jamais entendue  prononcer le moindre mot et qui ressemble à un fagot d'épine noire.  Et puisque  bientôt tu seras  mort, je vais essayer  de noter sur ces feuilles éparses,  puisque aussi tu ne seras  jamais capable de le faire,  ce que tu m'as confié  cette nuit après que, sur ta prière, je t'eus  accompagné  chez toi, avant que tu ne te fusses emparé de cette bouteille,  vide maintenant et que I'inclination  du plancher  ramène vers moi, chaque fois que, du pied, j'essaye  de la pousser sous le tiroir inférieur du meuble de toilette.
Un jour très chaud  au début de I'automne  dernier, dans une forêt de pins où tu te promenais  avec le projet vaguement  d'y récolter des champignons - mais la saison n'en était pas encore venue - soudain  tu aperçus,  au sommet  d'un renflement du terrain, un objet qui suggérait un château  fort avec remparts, créneaux  et tourelles ainsi que l'on en voit sur les dessins de Victor Hugo. Ce n'était pourtant qu'un morceau  de bois dans un lit de belle mousse,  mais blanchi  par les pluies  de plusieurs  hivers  et percé  de galeries par les mâchoires des larves  rongeuses. Une curiosité te fit I'arracher  de la mousse, le tourner, le retourner  près de tes yeux, le secouer  et il rejetait une poussière  pareille à de la farine. Alors tu entendis à I'intérieur une sorte  de cliquetis bizarrement  métallique, et d'un trou jaillit une créature brillante  et vive, que tu pris pour un insecte, au premier  abord.  Un gros grillon, pensas-tu,  incapable d'en croire tes yeux et d'admettre immédiatement  I'existence de ce chevalier minuscule, des pieds à la tête enfermé  dans une armure à reflets d'or roux,  lequel, debout sur ce qui t'avait semblé  un pan de remparts, tira sa grande  épée, I'empoigna à deux mains,  commença des moulinets fort peu rassurants  pour tes doigts.
Tu le regardais  avec stupeur  et crainte, si bien assuré paraissait-il  et si bien capable  de trancher  jusqu'à  I'os ton pouce posé sur le bois (ou bien encore de fendre  en deux morceaux le gros  ongle, ce dont I'idée seulement est aussi douloureuse  que le fait). Un mouvement nerveux  de ta main,  devant  un coup de taille qui I'avait frôlée d'assez court,  renversa  le support; de la hauteur de ta poitrine le petit guerrier tomba jusqu'à  terre, où  il heurta  contre un caillou; tu le vis immobile.
Courbé  tout de suite (et d'un tel essor qu'il faillit te précipiter à plat ventre par-dessus lui), tu le ramassas. Il fut dans le creux  de ta main, et toi, craignant qu'il ne se fût blessé sinon tué dans sa chute, pour le secourir  tu essayas  d'ouvrir  son armure. Tes doigts,  quelque  temps malhabiles,  trouvèrent à la fin le ressort  du heaume  : visière  levée, merveille inattendue, la plus ravissante figure  de jeune fille se dessina dans le pertuis.
Alors, prenant grand  soin de ne pas égratigner  au contact du fer le visage  de la belle évanouie,  tu le retiras complètement  du casque,  tu dégrafas  la cuirasse  qui, munie d'une charnière  de poitrail,  s'ouvrait  par derrière à la façon  de certains  corsets,  et puis, la petite femme  saisie par la taille avec autant de délicatesse qu'en pouvaient mettre tes doigts,  tu I'extirpas  tout entière du reste de son armure; geste  qui, remarquas-tu par ailleurs, ne différait en rien de celui, familier,  qui fait sortir de sa carapace  la queue charnue d'une langoustine. La créature n'était plus habillée  que  d'une chemise, qui te parut d'un très fin tissu mais qui, à l'échelle du corps, était en réalité  de grosse toile, chemise  qui descendait un peu plus bas que la moitié des cuisses et qui cachait assez médiocrement les formes  arrondies d'une  gorge dorée.
La vie bientôt  revint en elle, et comme tu t'étais assis par terre pour la plus commodément examiner  ce fut un jeu pour la petite guerrière de sauter  de ta main sur ton genou, puis de là dans la mousse,  où elle essaya de fuir; mais des barbes  qui saillaient inégalement gênaient  sa course, et tu n'eus pas trop de mal à la reprendre. Elle se débattait  avec rage, secouant une chevelure  très noire et très fournie  qui s'arrêtait  aux clavicules,  donnant sur tes doigts des coups de poing, essayant  de te mordre. Pour l'obliger à quelque tranquillité, tu arrachas  deux brins de laine au bas de ton veston. L'un de ceux-là, qui est roux dans ta mémoire encore,  servit  à lier derrière son dos les poignets de la créature; le second,  d'un joli bleu, fut attaché par un bout à sa cheville et par I'autre  à un gravier  assez pesant pour désormais  rendre sot tout espoir  de fuite.
Agenouillée sur la mousse auprès  de son boulet, quoiqu'elle ne pût tendre  les mains  il te sembla qu'elle te suppliait. Cela te donna envie  de la voir toute nue  : après avoir tiré de ta poche un canif, tu la tins suspendue  en I'air, tu fendis (sans  oublier les épaulettes) par derrière et par devant et de haut en bas sa chemise  dont le vent où il voulut jeta les lambeaux,  puis tu rendis la prisonnière  à son lit de cryptogames. Elle se coucha sur le dos, ferma les yeux, adopta le comportement  résigné des femmes de la grande  espèce (ainsi dans ton jargon parlais-tu  de la tienne) quand elles savent qu'il n'est plus temps d'avoir honte ni même de feindre d'avoir honte et qu'elles abdiquent toute sorte de pudeur. Ton regard  la parcourait sans nul obstacle,  traînant sur la gorge  entrevue  plus tôt et d'une splendeur vraiment  tamoule  dans Ia coupole  et dans  le poids, mesurant la taille qu'une bague eût contenue, caressant  le beau  poli lourd  des genoux et des cuisses,  plongeant dans le triangle  obscurément  bouclé d'une toison que son lustre et sa vigueur faisaient  quasi bestiale.  Comme si ce n'était assez du regard, ton gros nez se posa sur son ventre  : ce corps exhalait un parfum assez  semblable  à celui du réséda en fleur. Que n'aurais-tu donné pour qu'il te fût permis de décroître jusqu'aux dimensions de la petite créature,  de tomber, son pareil, sur la mousse  à côté d'elle et de la prendre dans tes bras, puisque, de toute évidence, les liens dont tu l'avais chargée la mettaient à la discrétion  du premier venu, pourvu seulement qu'il fût à sa mesure  ?
Vint le moment  qu'il fallut bien donner  une issue à ton désir, si furieux qu'il te secouait  de rage impuis- sante  devant  le petit corps. Et certain  de pouvoir, dès que tu le voudrais,  retrouver  ta prisonnière, tu te jetas dans la forêt ainsi qu'un homme privé de  sens, étreignant le tronc des pins qui se renconraient devant toi, roulant au fond des fossés, déchirant  des tapis de capillaires et baisant la terre crue entre des pieds de chiendent, de plantain et de prêles; mais quand ta frénésie fut éteinte et quand, souillé de boue et de débris végétaux, tu revins vers celle que tu considérais comme tienne à l'égal d'un hérisson ou d'un lézard capturé  pendant une promenade,  elle avait disparu.
Aucun doute que I'endroit ne fût celui où tu I'avais laissée.  Le lien de laine bleue  ni le gravier n'avaient bougé du lit  de mousse. Cependant le premier était tranché  aux trois quarts  de son ancienne  longueur,  et il baignait dans une éclaboussure  de sang frais.
Pas un instant  tu ne soupçonnas  les fourmis des pins, dont quelqu'une, rapide,  non loin de là courait entre les aiguilles sèches,  puisque  nul ossement  ne paraissait  sur la mousse  et qu'il est bien connu que ces insectes décharnent  leurs grosses proies et ne ravissent  pas; mais avec une indescriptible  horreur tu pensas  au bec d'un oiseau. D'une façon  plus particulièrement  douloureuse  bourrelait ta conscience,  dardé sur le corps nu de la petite femme,  un bec de fauvette.  Pourquoi donc, me dis-tu, les charlatans  qui écrivent des contes  ou riment des chansons,  avec d'obtus naturalistes, ont-ils prodigué si légèrement  à la fauvette cette  réputation  de joliesse  et de bonne grâce  dont elle jouit aux yeux de ceux qui sont incapables de voir clair ? Son chant  n'a rien d'autant délicieux  qu'on le croit. Son nom tout seul arrive à peindre bien la maligne bête qu'elle est dans  la réalité, hors du monde  imaginaire  bâti par les poètes. En effet, me dis-tu encore, ne suffit-il pas de prononcer à haute voix ces trois mots :  « le furet, la fouine et la fauvette... »  pour apercevoir aussitôt toute la sinueuse fourberie,  tout le caractère  implacablement cruel et carnassier de cet oiseau de proie? A tes pieds, cherchant quelque  vestige de celle que tu avais  perdue, tu ramassas  le petit heaume; et roulé dans ton mouchoir où tu aurais  voulu chaude  et vivante enfermer Ia guerrière qu'il avait coiffée, tu le portas  chez toi.
Quant au reste de l'armure, où était-il tombé ? Malgré  de longs efforts à le chercher, tu ne le trouvas pas.
Et maintenant ta vie est devenue cette chose pitoyable. Ce que tout homme  vaguement  songe et désire  s'est offert à toi, dans  Ie milieu d'une belle journée d'automne, sous les pins d'une  forêt landaise,  mais tu l'as repoussé  par le délire de tes sens.  Rien ne viendra plus pour toi que la mort. En attendant qu'elle te prenne, tu te soûles  au rhum, comme  une brute, et tu dors.
 Soleil des loups.

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