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jeudi 24 janvier 2013

Jean Dubuffet unique dans son siècle


C'est l'histoire d'un homme qui veut être peintre.

Il essaie à deux reprises, vie d'artiste à 20 ans puis rentrer dans le rang sous la pression familiale, mariage, tenir un négoce en vin. Il essaie une deuxième fois, passé la trentaine. Deuxième échec, il cherche quelque chose mais ne se trouve pas (au contraire de Picasso, qui disait: je ne cherche pas, je trouve), mais il divorce, trouve la femme de sa vie, Émilie Carlu,  qu'il peint et avec laquelle il confectionne des marionnettes.
Année décisive: 1941, Jean Dubuffet a 40 ans et cette fois, c'est la bonne: vont s'ensuivre quarante-trois ans de création intensive. Ce questionnement d'avant l'oeuvre rend Dubuffet justement passionnant, on peut parler de ses influences: Masson, Fautrier, Céline (Nord est le livre qu'il annote jusqu'à la fin de ses jours) et l'art brut:
«Friand de productions échappant aux normes et ouvrant de nouvelles voies à l'art, nous avons orienté une part de nos recherches vers certains secteurs où se trouvent les meilleures chances de rencontrer des individus bien récalcitrants dans tous les domaines aux conventions sociales et bien animés de l'humeur d'aliénation acquise. »
Pour lui, l'important est d'être contre la culture. Un "réfutateur".  Il se souvient qu'enfant il ramassait et collectionnait végétaux et insectes sans distinction hiérarchique, sable, pierres, végétaux et organismes divers. Dubuffet ne peindra plus jamais les choses telles qu'il les voit mais telles qu'il les pense. L'art doit être le moyen d'expression de nos voix intérieures.  Il invente un art inculte, d'une stupidité revendiquée en choisissant ses sujets dans le quotidien.
Campagne heureuse, 1944, centre Georges Pompidou

La première partie du livre retrace le cheminement chronologique de Dubuffet, ses périodes: les portraits anti-psychologiques de ses amis, le désert et la découverte du sable, seul matériau où la mémoire du temps ne s'imprime pas. Justement, l'art doit naître du matériau: asphalte des villes, terre molle et érodée des chemins de campagne, et ce goût du matériau se retrouvera sur ses toiles. Cette envie de mettre le  basalte sur la toile
("le basalte me stupéfie. A genoux devant le basalte !)
Coucou bazar, 1973

On arrive à la période de l'Hourloupe, inspirée par les dessins semi-automatiques fait au stylo à bille quand il est au téléphone. Gaston Chaissac  qu'il a "découvert" (enfin, il l'a soutenu, leurs rapports ont toujours été compliqués, voir le billet sur Chaissac) en sera affecté et y verra un plagiat de son oeuvre. Il trouve un nouveau matériau, facile à travailler au fer chaud, le polystyrène.  Il s'investit pendant plus de dix ans dans ce monde virtuel
 « ...Je m'y complaisais fort bien et j'en ai gardé nostalgie. Cependant, je ressentais qu'il m'avait entraîné à vivre dans un monde parallèle et de pur invention, enfermé dans la solitude. Naturellement, c'était justement pour quoi il était fait, et pourquoi je m'y complaisais, mais j'aspirais à reprendre corps et racine.»
Dubuffet ne faiblit pas vers la fin de sa vie, il y aura les théâtres de mémoire, les crayonnages, les parachiffres. Puis les Mires juste avant sa mort.
La riante contrée, 1977

 J'aime beaucoup traverser ce genre de "Beau livre" quand il concerne un de mes artistes culte . Une oeuvre que j'ai envie d'étudier à vie parce qu'inépuisable. Un livre que je relie à mes archives persos et qui les complète.
Pourquoi Dubuffet? Comment trouve-t-on la "clé" d'un artiste? Question de sensibilité sans doute, il faut d'abord de la curiosité et de l'ouverture d'esprit, la haine des stéréotypes,  ne pas sortir la phrase idiote "même un enfant peut le faire" - bien que Dubuffet, amateur d'un art naïf, débarrassé de la culture et de l'imitation des grands anciens aimerait qu'on lui applique cette phrase. Et un jour, on tombe sur une toile, une reproduction qui vous émeut presque aux larmes, on ne sait pas pourquoi. Pour moi, c'est le restaurant Rougeot, à l'époque où Dubuffet est revenu en ville et où il traite celle-ci comme un cirque ("je veux que ma ville soit folle"). Cette toile m'a  donné la clé de l' oeuvre de Jean Dubuffet.

 Valérie Da Costa et Fabrice Hergott écrivent bien, inspirés on le sent par les propres écrits de Dubuffet, qui a longtemps hésité entre écriture et peinture. Et pour qui
 « Le langage est un élément essentiel dans son oeuvre. Il possède une force plastique qui lui permet d'agir sur le réel d'une façon équivalente à celle des ses oeuvres. Pour Dubuffet, la fonction de l'artiste consiste non seulement à créer des images, mais à les nommer.» 
Un livre qui possède le juste équilibre entre les reproductions d'oeuvres et la prose explicative. Et les écrits de Dubuffet dans la deuxième partie du livre sont des messages de liberté, des injonctions à penser autrement, une gymnastique de l'esprit à relire souvent pour sortir du pesant conformisme social et ses injonctions mortifères.
Seul éventuel petit bémol, mais les auteurs ont du faire des choix, ils ne parlent pas assez à mon avis de la place de l'art brut dans la vie de Dubuffet. En relisant le livre de Lucienne Peiry sur le sujet, il y a un an , j'étais frappé par le caractère protecteur, voire dictatorial de Dubuffet à propos de sa collection.

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