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vendredi 12 septembre 2014

« La littérature dit tout de nous... »



Chronique de Caroline Eliacheff sur France-culture.


La marquise de Merteuil écrivait au vicomte de Valmont dans Les Liaisons dangereuses « Quand j’ai à me plaindre de quelqu’un, je ne persifle pas, je fais mieux, je me venge »
Médée, Hermione dans Andromaque , Mme de Rénal dans Le Rouge et le noir, la duchesse de Sierra Leone dans La Vengeance d’une femme avaient toutes de quoi se plaindre : Corneille, Racine, Stendhal, Barbey d’Aurevilly  en ont fait des chefs d’œuvre.
Mais qu’est-ce qui déchaîne la passion vengeresse d’une femme ? les ressorts sont éternels et ont pour nom injustice, trahison,  répudiation, humiliation,  mépris et  jalousie.
Jason me répudie ! et qui l’aurait pu croire ?
S’il a manqué d’amour, manque-t-il de mémoire ?
Me peut-il bien quitter après tant de bienfaits ?
Vous aurez reconnu Médée répudiée par Jason
 Quand Pyrrhus écarte Hermione par amour pour Andromaque, il n’ignore pas ce qu’il lui inflige:
Je renvoie Hermione et je mets sur son front
Au lieu de ma couronne, un éternel affront
 La duchesse de Sierra Leone, c’est une autre histoire : « un crime civilisé, une histoire de vengeance dans laquelle le sang n’a pas coulé et où il n’y a eu ni fer, ni poison » écrit Barbey d’Aurevilly. Femme d’une grande noblesse mariée par devoir à un grand d’Espagne, la duchesse demande à son mari d’éloigner son cousin dont elle perçoit la tendre inclination. « Il n’oserait » répond le comte avec mépris. « C’était le mépris du destin qui se vengera en s’accomplissant » commente la duchesse. Découvrant l’adultère auquel il n’a pas cru, le comte fait assassiner l’amant et dévorer son cœur par ses chiens devant sa femme.

Il y a deux façons d’accomplir une vengeance. La première consiste à jouer l’effet de surprise. La duchesse de Sierra Leone  préparera sa fuite  dans le plus grand secret. Et rien n’annonçait que Mme de Rénal précipiterait la chute de Julien Sorel en écrivant au père de sa future promise, « cette conduite que vous désirez connaître, a été dans le fait extrêmement condamnable, et plus que je ne le puis dire. Pauvre et avide, c’est à l’aide de l’hypocrisie la plus consommée, et par la séduction d’une femme faible et malheureuse, que cet homme a cherché à se faire un état et à devenir quelque chose »
Les héroïnes de tragédie s’y prennent autrement :
S’il cesse de m’aimer qu’il commence à me craindre
menace Médée. Et elle prévient :
Tout ce qu’en ta faveur fit mon amour extrême
Je le ferai par haine ; et je veux pour le moins
Qu’un forfait nous sépare ainsi qu’il nous a joints
 Hermione, autre femme évincée par une rivale met en garde Pyrrhus
Va, cours. Mais crains encore d’y trouver Hermione
Non sans préméditer sa vengeance :
Que je me perde ou non, je songe à me venger.
Je ne sais même encor, quoi qu’il m’ait pu promettre,
Sur d’autres que sur moi si je dois m’en remettre.

Que nous enseignent la littérature et le théâtre en matière de vengeance féminine ? deux choses. La première est que la jouissance anticipée qu’en éprouvent les femmes les aveuglent quant aux conséquences désastreuses qu’elles encourent. La seconde est la sagacité des héroïnes pour  atteindre l’homme dans ce qu’il a de plus cher.
C’est Camille dans Horace de Corneille qui exprime avec une justesse remarquable  la jouissance mortifère que la vengeance est censée procurer ; c’est la fameuse tirade :
 Rome, l’unique objet de mon de mon ressentiment 
Rome à qui ton bras d’immoler mon amant
qui se termine par :
Voir le dernier Romain a son dernier soupir
Moi seule en être cause et mourir de plaisir !
Camille mourra mais sans plaisir : son frère, Horace, ne supporte pas les reproches de cette amante offensée par sa faute et l’assassine.
 Hermione n’est pas en reste pour anticiper sa jouissance:
(…) Quel plaisir de venger moi-même mon injure
De retirer mon bras teint du sang du parjure,
Et, pour rendre sa peine et mes plaisirs plus grands,
De cacher ma rivale à ses regards mourants !
Hermione se poignardera sur le corps de Pyrrhus qu’elle a demandé à Oreste de tuer.

Mais quel est le point faible des hommes ? D’abord la rivale de la femme offensée :
 Créuse voulant s’approprier la robe de Médée, celle-ci la lui fait porter par ses fils. Mais la robe est empoisonnée. Créuse sera brûlée vive. Son père, Créon succombera aussi en se portant à son secours. Mais c’est encore trop peu ; tout comme aujourd’hui, les enfants sont le point faible des parents qui se déchirent:
Il aime ses enfants, ce courage inflexible :
Son faible est découvert ; par eux il est sensible ;
Par eux mon bras, armé d’une juste rigueur,
Va trouver des chemins à lui percer le cœur
Vous connaissez la suite : Médée tue leurs deux fils et prend la fuite non sans  pousser Jason au suicide  par ces mots terribles:
Adieu, parjure : apprend à connaître ta femme ;
Souviens-toi de sa fuite et songe une autre fois
Lequel est plus à craindre ou d’elle ou de deux rois
La vengeance de la duchesse de Sierra Leone est la plus sophistiquée sinon la plus cruelle : « le tuer, non c’était trop doux et trop rapide ! il fallait quelque chose de plus lent et de plus cruel…D’ailleurs le duc était brave et ne craignait pas la mort.(…) Mais son orgueil, son immense orgueil était lâche quand il s’agissait du déshonneur. Il fallait donc l’atteindre et le crucifier dans son orgueil. Il fallait donc déshonorer son nom dont il était si fier. Eh bien je me jurai que, ce nom, je le tremperais dans la plus infecte des boues, que je le changerais en honte, en immondice, en excrément ! et pour cela je me suis faite ce que je suis, - une fille publique – la fille Sierra Leone … ! »
Elle mourra deux ans plus tard à la Salpêtrière dans les affres de la maladie honteuse.
 J’en conclus qu’à moins d’écrire un chef d’œuvre, devenir le pantin obscène de ses propres passions a un coût très élevé. Il faut se demander si au nom d’une jouissance éphémère, on est prêt à en payer le prix et à le faire payer.

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