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mercredi 2 janvier 2019

La parole manipulée


Philippe Breton La parole manipulée ( La Découverte) 1998

Panneaux dans les rues, pub à la télé, communication politique :  la publicité et le marketing sont tellement dilués dans notre réalité qu’on ne les questionne plus. 
Le mérite de Philippe Breton dans son essai de 1998 est d’abord de nous rappeler que c’est une invention récente dans l’Histoire.
A l’époque du livre, les faux charniers de Timisoara, la propagande américaine lors de la Première guerre du Golf ont réveillé les consciences quelques mois...Et puis on est passé à autre chose. 

L’auteur remonte l’histoire. Durant la démocratie athénienne, une révolution mentale se produit: la fin de la vengeance privée. Le droit s’élabore avec les tribunaux. 

L’argumentation devient donc un outil décisif pour remporter la bataille de la parole. On invente la Rhétorique.  Elle comprend plusieurs parties: l’exorde est chargée de calmer le peuple, les orateurs ont des cahiers d’exordes remplis de formules, puis il y a la discussion, la péroraison. 

Bientôt deux visions s’affrontent: celles de l’efficacité - certains orateurs se vantent de pouvoir défendre une chose et son contraire- et celle de l’éthique. Comment gagne-t-on ? Par des techniques de manipulation ou par la sincérité ?

L’auteur s’intéresse à la façon dont l’argumentation se technicise: comment crée-t-on de la désinformation, quelles sont les étapes de la propagande (simplification, grossissement, orchestration, transfusion et contagion - Domenach) .  
« Jacques Ellul montre bien comment, lors de la Première guerre mondiale, se met en place aux Etats-Unis une technicisation de la parole destinée à convaincre. Le CPI est un organisme de propagande pure chargé de maintenir le moral, d’accroître la capacité de la guerre psychologique, d’assurer la diffusion des idéaux américains à l’étranger, dans tous les pays du monde.... »p.68
En 1932, Goebbels se vante de reprendre les techniques de la publicité américaine...

Ensuite Breton passe en revue les techniques de manipulation. Celle des affects: le Pied-dans-la-porte étudié en psychologie sociale par Joule et Beauvois. 

On utilise une belle femme pour rendre sexy les cachous...

Il y a aussi une façon de piéger les mots avec la sémantique. Un exemple qui nous parle en notre période de Gilets jaunes: 
Page 111 : « Un certains nombre de force anti-émeutes utilisent des balles de caoutchouc. On s’étonne parfois qu’elles puissent blesser gravement ou même tuer. En fait il s’agit de billes d’acier enrobées d’une couche de caoutchouc. Le mot est enrobé de façon à cacher sa réalité bien tangible. »
Il cite la Programmation neuro-linguistique où une personne se synchronisant par la respiration parvient à vendre son produit. Il note que cette discipline s’est développée en dehors de l’université, en circuit fermé, ce qui a permis sa marchandisation à plusieurs niveaux. 

 Il rappelle les campagnes de désinformation en temps de guerre (le cadavre de soldat anglais porteur de fausses informations sur un débarquement en Sicile pendant la Seconde Guerre Mondiale- les Kabyles libérés porteurs de faux documents pendant la guerre d’Algérie)...

Après avoir montré les différents modes de manipulation de la parole, par recadrages, mensonges, jeux sur les mots et les phrases, l’esthétisation des messages, l’auteur passe aux cas pratiques. 
Il analyse une interview télévisée de Jean-Marie Le Pen, l’épouvantail de la politique des années 80 et 90. Deux colleurs d’affiches du Front National ont abattu un jeune comorien d’une balle dans le dos. A partir de ce meurtre injustifiable, Breton détaille les figures de style du discours de Le Pen qui arrive à se faire passer pour une victime du système. Comme c’est à la télévision, cela va vite, on ne peut pas corriger. 

Ensuite, ce sont des pages saisissantes (149) sur la façon dont l’industrie du tabac a formaté les foules dans les années 60 pour lui faire croire que le tabac n’était pas mauvais pour la santé.  En 1950, les ventes de tabac commencent à baisser parce que sortent les premières études sur sa nocivité. Alors les industriels réagissent: ils s’inspirent d’études de psychologie sociale pour orienter leurs messages: on fait croire que la clope est virile pour les hommes (Le cow boy Marlboro ) et un signe d’émancipation pour la femme.  La parole manipulée a un effet sur la santé publique: les ventes de tabac augmentent jusqu’au milieu des années 80. Le pic de mortalité du tabac sera atteint en 2025 en France avec une projection de 160 000 morts (projection de 1998). 


Bien sûr, les gens instruits de ces techniques de manipulation peuvent les ignorer. Mais Philippe Breton se demande si se boucher les oreilles, fermer les yeux, ignorer la publicité ne conduit pas à se couper des autres et à l’individualisme. 

Dans les derniers chapitres, Philippe Breton s’étonne de la disparition de la rhétorique. Elle aurait permis de comprendre les techniques de manipulation. 

La propagande s’inspire d’abord des expériences de Ivan Pavlov qui a montré dans son laboratoire comment on peut automatiser les réflexes chez l’humain, conditionner son comportement. Puis ce sont les études psychanalytiques et sociologiques des années 50 qui seront utilisées par les publicitaires pour élaborer des messages performants (techniques de manipulation mentale). Enfin, cette technicisation de la parole manipulée culmine avec les services de communication qui se sont développés un peu partout dans les années 80. 

Dans les dernières pages, l’auteur va plaider pour que ces techniques de manipulation soient apprises à l’école, à la faculté. Le citoyen doit savoir décoder une publicité télévisuelle en se posant des questions. 
« Ce que l’on regarde à la télévision n’est pas le spectacle d’une réalité existant en dehors de nous, mais un message construit qui s’adresse à nous. Dès lors les questions à poser deviennent évidentes et productives : 

  •  Que veut-on nous dire  
  • Comment nous le dit-on
  • A quelle part de nous s’adresse-t-on ? »


La manipulation est-elle éthique ? Est-elle l’arme des démocraties ou un exercice de coercition des individus ? Est-elle l’arme des faibles contre la violence ? Autant de questions qui restent ouvertes. Mais Philippe Breton, en 1998, s’étonne du peu de résistance et de réactions qu’elle suscite. Il faut se défendre, s’armer d’outils intellectuels insiste-t-il. 

Livre court dont la densité et la diversité des sources incite à le lire lentement. 
Il me donne envie d’étudier et de lire plein de livres et d’articles qui ont servi à l’auteur et dont je me fais une liste pour ne pas oublier. 


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