Gérard Boutet Les gagne-misère (Jean-Cyrille Godefroy éditeur), paru en 1985.
Note: j'ai trouvé le livre à la bibliothèque, mais l'ensemble a été réédité chez Omnibus, ces pléiades du pauvre, ces gros bouquins bien copieux:
- Paroles d'anciens, 26 euros.
Peu à peu, les visages s'estompent, les voix se taisent, la vie moderne, celle d'aujourd'hui, recouvre le passé.
Gérard Boutet rencontre des hommes et des femmes au cours des années 1983-1984, souvent l'été, en Sologne. Il y a donc 30 ans. Leur visage est en médaillon en tête de chapitre, avec leur nom, leur lieu d'habitation et leur âge. Ils témoignent à l'hiver de leur vie.
Métier après métier, grâce aux cartes postales anciennes qui illustrent le livre, se met en place un monde en noir et blanc où les gens portent des sabots en guise de souliers, mangent leur quignon de pain noir et se louent dans les fermes à la journée. Et dorment parfois dans la paille au hangar.
Ce sont des figures qui émergent le temps d'un portrait-témoignage de quelques pages et se mettent à vivre pour nous, entre la description précise d'un métier oublié (travail du cordier, bâteau de pêche et filets du pêcheur de saumon sur la Loire) et des anecdotes qui disent la dureté des rapports de classes sociales.
Nous voyons la ravaudeuse qui va en sabots sur les chemins gadouilleux et ne revient qu'à la nuit noire. Le vieux vigneron qui meurt asphyxié dans les vapeurs suffocantes du moût en piétinant le raisin au fond de sa cuve. L'ennui du gardien de mouton qui dispose tout de même de sa cabane pour s'abriter. La pénibilité du tondeur de moutons avec le suint des bêtes qui lui brûle la peau. L'habileté obligée de la barbière-perruquière armée de son coupe- chou tranchant. Jadis, les gens se faisaient raser, c'était trop dangereux de le faire soi-même.
C'est le tireux de cailloux qui peine dans sa carrière, rempierre les chemins et se désaltère avec un gratte-gosier de sa confection, une lavasse de pommes fermentées mises à fermenter.
On redécouvre la safranière qui épluchait les fleurs, la cueilleuse de perce-neige, la jeune gardeuse d'oies méprisée par ses maîtres.
Les gens ont un autre usage des objets: une paire de sabot fait deux mois, la réparatrice de parapluie remplace les branches tordues ou cassées de l'objet.
Nous imaginons la silhouette et le regard attentif du maréchal-ferrant avec son tablier qui prend le temps de regarder s'éloigner la bête tout juste ferrée afin de s'assurer que rien ne cloche. Ils avaient tellement de travail que la forge se doublait souvent d'un café.
Le dernier tiers du livre se consacre aux métiers du bois: le métier dangereux de l'élagueur qui doit aiguiser ses griffes de montée, se sangler au tronc pour aller écimer l'arbre. Le débardeur-roulier qui fait un voyage par jour pour le roulage des grumes. Son cheval durait douze ans environ, on le ménageait, anecdote de la saignée quand le cheval se trouvait saoûl de trop d'avoine. L'écorceur qui vivait dans sa hutte de branchages dite cul de loup et dormait sur son lit: un grillage tendu entre quatre piquets.
Comment faire du charbon de bois, avec quel bois ? Norbert Niveau l'explique à l'auteur, branches de charme, brasier qui gronde sous une carapace de terre. Et on apprend que fabriquer des balais donnait du travail pour toute l'année.
Voilà un livre qui nous rappelle combien notre époque de malaise et de dépression a gagné en confort, en temps libre et en distractions. Ceux qui pestent contre le système et la démocratie manquent de la vision historique qui permet de relativiser et de remettre en perspective. Le monde décrit s'étale sur le siècle précédent, on dirait presque le moyen-âge...la mécanisation, l'urbanisation et l'informatisation sont passés par là. Les deux guerres mondiales, à chaque fois, provoquent une accélération de la société. Ça laisse pensif... Une chose est sûre: ce n'était pas mieux avant. Gérard Boutet a fait œuvre modeste et essentielle de sauver des souvenirs, des récits de vie quotidienne et un vocabulaire.
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